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lui-même un livre vivant, et dans son enseignement le Christ a personnellement préféré la parole à l’Écriture. Appuyés sur ce principe que la lettre tue et l’esprit vivifie, les doukhobortses traitent fort librement la doctrine chrétienne et les livres saints, et par là ces demi-mystiques restreignent peut-être encore plus le champ du surnaturel que les positifs molokanes. La plupart des dogmes chrétiens sont par eux rejetés ou entendus d’une manière symbolique ou spirituelle ; ainsi la chute du premier homme, l’incarnation, la trinité. D’ignorans paysans interprètent les mystères d’une façon analogue à celle des hégéliens ; l’incarnation, disent-ils, n’est pas un fait isolé, elle doit se reproduire dans la vie de chaque fidèle, le Christ vit, enseigne, souffre et ressuscite en chaque chrétien. Chez les doukhobortses, ce rationalisme allégorique semble empreint d’une sorte de naturalisme, de manichéisme, qui leur a fait quelquefois attribuer de singulières opinions, la croyance à la métempsycose par exemple. Les molokanes rejettent plus catégoriquement encore le dogme des trois personnes de la trinité ; ils sont ouvertement unitaires, et ce n’est pas une petite surprise pour l’étranger de rencontrer en Russie, au fond d’obscures communautés populaires, le christianisme de Newton, de Milton, de Locke ; on songe involontairement au socinianisme, accueilli en Pologne alors qu’il trouvait si peu d’adeptes dans l’Europe occidentale, comme si, au contact des juifs et des mahométans, les peuples slaves de l’Orient eussent eu plus de facilité à revenir à la conception hébraïque de l’unité divine.

Comme les quakers et les frères moraves, avec lesquels ils offrent plus d’un trait de ressemblance, les molokanes ou au moins les doukhobortses ont une religieuse répulsion pour le serment et le service militaire. Les idées de charité et de fraternité qui leur font condamner la guerre s’allient dans les deux sectes à des instincts démocratiques, parfois socialistes, et à une sorte de radicalisme politique analogue à leur radicalisme religieux. Ils ont été accusés de repousser l’autorité temporelle aussi bien que l’autorité spirituelle, accusés de professer la maxime que les puissances ou les gouvernemens n’étaient faits que pour les méchans. Ces penchans révolutionnaires et communistes ont ramené ces sectaires à demi rationalistes aux espérances millénaires dont la sobriété de leur théologie semblait devoir les écarter. Ils ont, eux aussi, eu leurs songes de prochaine rénovation de la terre, ils ont attendu l’abrogation de la société actuelle, et, sous le nom d’empire de l’Ararat, le règne universel de la justice, de la paix et de l’égalité. On raconte qu’en 1812, lors de l’invasion française, les Cosaques arrêtèrent une députation de molokanes ou de doukhobortses du sud,