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pétersbourgeoises. Dans ce monde ouvert à tous les souffles de l’Occident, sur cette terre où germaient toutes les idées de l’Europe, l’illuminisme de Bœhm ou de Weisshaupt avait, lui aussi, trouvé un sol propice[1].

Venu ou non de l’Occident, l’illuminisme russe se retira bientôt dans les couches inférieures de la société, et là, chez un peuple grossier, sur ce sol réaliste, il se dégrada, se matérialisa singulièrement. On vit naître et se propager toutes les aberrations auxquelles peut conduire le dogme de la libre inspiration. Au-dessous des zélateurs de l’ascétisme, de la chasteté et du célibat, surgirent des communautés aux doctrines immorales, au culte sensuel, aux rites impurs et obscènes. Là, comme ailleurs, les exaltés qui prétendaient s’élever au-dessus de la nature humaine ne purent toujours se maintenir sur les pentes escarpées du mysticisme, et de l’abrupt sommet de l’illuminisme ils tombèrent en d’étranges chutes. L’inspiration passant par-dessus la morale, comme par-dessus le dogme, à l’imagination succédèrent les sens et aux égaremens de l’esprit les égaremens de la chair. L’extase fut demandée à la jouissance corporelle, et la dévotion alliée aux plus vulgaires appétits. Comme certaines nations primitives et certaines religions antiques, des sectaires du XIXe siècle ont donné dans leurs rites une place à l’union des sexes, moins peut-être par une impudence calculée que par cette naïve admiration avec laquelle des peuples enfans ont vu dans l’acte de la génération un acte aussi religieux que mystérieux. Chez quelques communautés russes, les embrassemens et les baisers ont ainsi pris place dans le rituel, et, comme chez d’anciens gnostiques, les chastes noms de charité et d’amour du Christ ont couvert d’indécentes pratiques ou de sensuels amours. Des reproches de ce genre ont été élevés contre la plupart des khtysty, contre les mystiques du palais Michel aussi bien que contre les ignorans adorateurs d’Ivan Souslof. Chez certains flagellans, le libertinage et la débauche en commun ont même pu être employés comme un procédé ascétique, un moyen de dompter et d’abattre le corps en le rassasiant ; le dérèglement et la volupté ont pu servir au même but que la mortification et la chasteté, et, comme celles-ci, devenir le prélude de l’inspiration et de l’extase.

Une secte voisine de la khlystovstchine et qu’on en peut regarder comme une branche, la communauté des skakouny ou sauteurs, est

  1. La société russe est depuis bien revenue de ces tendances mystiques ; avec tout son scepticisme apparent, elle prête cependant encore parfois l’oreille à des idées ou des croyances qui trouvent aujourd’hui peu de partisans en Occident. C’est ainsi que cette année même (1875) les salons de Pétersbourg se sont ouverts au spiritisme et au magnétisme, et que dans un des recueils les plus justement en vogue de la Russie, le Vestnik Evropy, un savant professeur de sciences naturelles exposait récemment en croyant les phénomènes et les manifestations spirites dont il avait été témoin.