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communautés entières telles que le célèbre couvent de Dévitchi à Moscou auraient été infestées de ces folles rêveries, et des flagellans auraient ainsi été ensevelis aux places d’honneur dans des églises orthodoxes ; pour mettre un terme au culte scandaleux qu’elles recevaient des hérétiques, le gouvernement dut faire déterrer et livrer aux flammes les reliques de ces saints khlysty.

Le même phénomène s’est reproduit dans la première moitié du XIXe siècle sous les empereurs Alexandre et Nicolas. Une société de mystiques de ce genre fut découverte en 1817 sous le toit même d’une des demeures impériales, dans le palais Michel à Saint-Pétersbourg, et cette société dissoute par la police fut de nouveau surprise dans un faubourg de la capitale quelques années plus tard. Les réunions du palais Michel avaient lieu dans l’appartement de la veuve d’un colonel, originaire des provinces baltiques ; elles étaient fréquentées par des officiers de la garde et des fonctionnaires d’un rang élevé en même temps que par des soldats et des gens de service. Là aussi le secret était une des principales conditions de l’initiation, et l’existence de la société ne fut dévoilée que par la saisie d’une lettre d’un des membres. Là aussi l’inspiration était l’idée fondamentale de la religion ; les adeptes de la communauté revendiquaient pour eux-mêmes les promesses de saint Paul aux premiers chrétiens, ils prétendaient avoir tous droit au don de prophétie, et pour y parvenir employaient également des moyens artificiels, entre autres le mouvement circulaire. Comme les khlysty du peuple, ces illuminés de l’aristocratie se donnaient les noms de frères en Christ, de société fraternelle, et une sorte d’amour, mystique ou de mariage spirituel semble avoir été pour les deux sexes un des attraits de ces réunions. Au lieu des cantiques des khlysty rustiques, d’ordinaire modelés sur le rhythme des chants populaires russes, la communauté du palais Michel avait des hymnes en langue littéraire versifiées à la manière de Derjavine ou de Joukovsky, et parfois empruntées aux poètes de la France, de l’Allemagne et de l’Angleterre. Ces khlysty civilisés provenaient sans doute moins des pauvres enseignemens de Daniel Philippovitch ou d’Ivan Souslof que des leçons de certains penseurs, de certains mystiques de l’Occident. C’était l’époque où la noblesse russe, lasse du scepticisme voltairien et du matérialisme encyclopédique, était agitée de vagues aspirations spiritualistes et d’une sorte d’inquiétude religieuse, l’époque où par les pentes les plus opposées la société russe inclinait aux doctrines mystérieuses et aux enseignemens arcanes, où Saint-Martin avait des disciples et Cagliostro des admirateurs, où avec Novikof la franc-maçonnerie s’insinuait dans tout l’empire, pendant qu’avec Joseph de Maistre les jésuites exerçaient une puissante influence, sur les plus hautes sphères