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du tsar, le nouveau christ fut flagellé, brûlé, torturé de toute façon sans qu’on lui pût arracher le secret de sa foi. À la fin, il fut crucifié près de la porte sainte du Kremlin ; mais, enterré le vendredi, il ressuscita dans la nuit du samedi au dimanche. Cette légende, effrontément calquée sur le récit évangélique et peut-être inspirée à l’origine par le supplice de Kullmann, ne suffit point aux adorateurs d’Ivan Souslof. Pour ce christ de mougiks, ce n’était pas assez de mourir et de ressusciter une fois : Ivan Timoféévitch, arrêté de nouveau, est de nouveau crucifié. Pour mieux prévenir tout retour à la vie, les persécuteurs écorchent le cadavre de leur victime ; mais, une femme ayant jeté un linceul sur les membres sanglans du dieu, ce linceul lui reforma une nouvelle peau, et le christ de l’Oka ressuscita une seconde fois pour vivre de longues années sur la terre russe avant de monter au ciel s’unir à son père.

Pendant plus d’un siècle, les khlysty du centre de la Russie honorèrent pieusement tout ce qui leur rappelait leurs dieux incarnés, les villages où ils étaient nés, les maisons où ils avaient habité, les lieux où ils avaient été ensevelis avant leur ascension présumée. Regardant d’ordinaire le mariage comme une souillure, ces khlysty en permettaient, dit-on, l’usage aux membres de la famille d’Ivan Souslof ou de Daniel Philippovitch, afin de ne point laisser tarir le sang qui coulait dans les veines du rédempteur. Au bourg de Staroé, à 30 verstes de Kostroma, vivait encore à la fin du règne de Nicolas une fille du nom d’Ouliana Vasilief que les khlysty regardaient comme une sorte de divinité, parce qu’elle était le dernier reste de la race de Daniel Philippovitch. Pour mettre fin aux pèlerinages et au culte dont elle était l’objet, le gouvernement dut faire enfermer la sainte des sectaires dans un couvent orthodoxe. Privés de la famille de leur dieu, les hérétiques continuèrent à témoigner leur vénération aux lieux sanctifiés par sa présence. Une maison de Moscou, jadis habitée par Daniel Philippovitch, fut longtemps pour eux une sorte de santa casa, et le village de Staroé resta leur Bethléem ou leur Nazareth. Il y a dans ce village un puits qui avait le privilège de leur fournir l’eau avec laquelle se cuisait le pain qui servait à leur communion. Le transport se faisait en hiver, lorsque l’eau gelée se laissait aisément charrier en bloc jusqu’aux demeures des sectaires.

L’inepte légende de la double passion et résurrection d’Ivan Souslof explique mal le succès d’une secte qui a pénétré dans toutes les provinces de l’empire. Les douze commandemens de Daniel Philippovitch, prêches par son fils Ivan, n’en paraissent pas donner davantage la raison. La morale en est austère, l’un prohibe l’usage des boissons fermentées, l’autre l’assistance aux noces et aux festins ; ils condamnent le serment et le vol et interdisent absolument le