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couvertes de gazon ou de sapins ; le navire est hors de vue, et les côtes encore plus loin. L’apparition de ce curieux phénomène et de temps en temps celle du rivage véritable, que l’on rase et où l’on voit se dérouler comme aux Roches-Peintes, sur le Lac-Supérieur, les formes pittoresques du terrain, sont les seuls spectacles dont on jouisse du navire. Il y a bien encore la traversée des détroits, à Sainte-Marie, à Saint-Clair, ou les Mille-Iles et les rapides à la descente périlleuse sur le Saint-Laurent. À part ces momens passagers de distraction et d’émotion, la traversée est monotone comme celle d’un voyage au long cours. Le soir survient comme une détente, c’est alors surtout que l’on vit, et l’on vient de voir de quelle façon la plupart mettent à profit les heures charmantes où l’on navigue dans l’ombre.

À bord de tout bâtiment, la question des repas est une affaire d’intérêt majeur. La table ici est servie à l’américaine, c’est-à-dire qu’elle n’est pas bonne, si la cloche sonne souvent. On présente à chacun sa part dans de petits plats d’échantillons ; tout est donné à la fois. On ne change pas d’assiette, et la nappe et les serviettes restent volontiers dans la crédence. Un morceau de viande dure et froide, une rouelle de poisson mal grillé, un pauvre légume bouilli, une tranche de pâtisserie lourde, c’est tout. Les réclamations sont inutiles, les Américains n’en font pas. En manière de consolation, ils prétendent insidieusement que le capitaine et le munitionnaire du bord font cause commune, et ils vont se dédommager à la buvette, avec un havane et un verre de brandy, de ce repas de cénobite qui n’a été arrosé que d’eau glacée suivant l’usage, et quelquefois d’un peu de thé ou de café.

Il n’est pas rare que le même steamer aille de l’extrémité du Lac-Supérieur à celle du lac Erié, de Duluth à Buffalo. Cette traversée demande plus d’une semaine, car l’on fait de nombreuses escales, En chemin de fer, on ne mettrait que deux ou trois jours, mais au prix de quelles fatigues en été ! Pour se rendre à Montréal et à Québec, on prend d’autres bateaux à vapeur au-delà des chutes du Niagara ; ceux-ci desservent le lac Ontario et le Saint-Laurent. Partons de l’extrémité du Lac-Supérieur ; là sont deux villes, voisines l’une de l’autre, Superior-City et Duluth. Toutes les deux ont eu leur moment de célébrité. La Cité du Supérieur en 1854 ne songeait à rien moins qu’à détrôner Chicago, Il semblait que c’était là véritablement que devaient venir s’entasser toutes les récoltes du nord-ouest, du Minnesota, du Wisconsin, et que cette ville improvisée allait ensuite déverser ces trésors par les lacs dans tous les états de l’est. Les Américains, qui vont souvent trop vite, n’avaient pas songé que la Cité du Supérieur n’avait pas encore derrière elle de campagnes cultivées, ni même une voie ferrée. Elle est passée, la pauvre ville, comme passent les choses trop vite conçues. Tous les pionniers