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ce sont les âmes ou les familles les plus consciencieuses qui lui sont demeurées fidèles ; c’est que le raskol est en harmonie avec l’idéal social, l’idéal moral et pour ainsi dire l’idéal domestique du peuple. La cause générale, c’est que, partout où vis-à-vis d’églises privilégiées il y a des confessions moins favorisées, ces dernières doivent à l’infériorité même de leur situation une supériorité relative de zèle et de vertu. En devenant de minorité majorité, un parti religieux, comme un parti politique, tend malgré lui au relâchement ou à l’engourdissement. L’efficacité morale d’une même religion en des pays divers est souvent ainsi en raison inverse du nombre de ses adhérens, en raison inverse de sa puissance politique. Comme une source qui en se répandant perd de sa limpidité, une doctrine religieuse en s’étendant perd souvent de sa pureté, perd de son austérité. Chez les vieux-croyans, de même que chez la plupart des minorités religieuses, les qualités inhérentes à l’infériorité du nombre ou de la situation ont encore été renforcées par des souvenirs ou des perspectives de persécution qui élevaient les esprits et trempaient les caractères. Il est des pays où après un long abaissement les mœurs publiques ont été relevées par des minorités religieuses d’abord dédaignées. À cet égard, il a manqué quelque chose aux vieux-croyans pour avoir sur la Russie l’influence qu’ont eue les puritains sur l’Angleterre des Stuarts. Enfermé en lui-même et dans la contemplation du passé, isolé d’une civilisation qui s’imposait malgré lui à sa patrie, le raskol est demeuré dans le peuple comme une protestation stérile, il est resté aussi impuissant à doter la Russie d’un idéal moral que d’un idéal politique.

À la force que donne la moralité s’ajoute chez les vieux-croyans la force de la richesse, la force de l’argent. Ici encore, il y a des causes spéciales au raskol, et des causes générales tenant à la situation des raskolniks. Cette disposition à s’enrichir est en partie une conséquence de la supériorité morale, et, comme celle-ci, peut tenir à certaines croyances, à certaines préventions du schisme. Le starovère, qui ne fume pas, qui boit peu, arrive plus vite à l’aisance par la sobriété et l’économie. Ce n’est là pourtant que le petit côté de l’explication. Il y a une raison plus haute, une raison qui se rencontre à un degré plus ou moins marqué chez la plupart des religions, chez la plupart des races longtemps tenues dans un état d’infériorité. Par la persécution, par les lois d’exclusion, les sectes opprimées et désintéressées des affaires publiques sont rejetées vers les affaires privées, vers le commerce. Chez elles, les capacités financières ou commerciales, fortifiées par l’exercice et accumulées par l’hérédité, finissent par devenir comme un don naturel, une faculté innée. Les Juifs dans le monde entier, les Arméniens en Orient, les Parsis dans l’Inde, les Coptes en Égypte, offrent des exemples