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avait-il pris avec lui un jeune garçon qui allait vendre les anguilles dans le voisinage, et lui-même ne quittait plus la cabane qu’à de fort rares intervalles et pour peu de temps.

A vrai dire, ses craintes n’étaient pas trop mal fondées. Don Jaime et Carmelita étaient déjà fatigués de correspondre par le télégraphe, comme on dirait aujourd’hui ; ils étaient fous l’un de l’autre et l’autre de l’un, ainsi qu’il est naturel entre gens qui se regardent et ne se parlent pas. L’amour platonique leur devenait à charge, la distance odieuse, le petit pont… facile à traverser, et ils attendaient avec anxiété une absence de Damien pour avoir un rendez-vous. Tout cela, ils se l’étaient dit par signes.

C’était un beau soir de mai, un très beau soir, ma foi ! Les deux époux jouissaient des derniers rayons du soleil couchant à la porte de leur cabane. Ce soleil, qui se couchait il y a un siècle et demi, est le même que vous connaissez tous. Aussi nous ne le décrirons pas. Nous dirons seulement que ce soir-là il s’enfonçait derrière les montagnes avec une lenteur et une majesté toute particulière, comme s’il pensait ne devoir plus revenir jamais. C’était un de ces momens augustes où il semble que le temps se soit arrêté, une de ces fêtes de la nature dont l’histoire ne parle pas, une de ces journées splendides et solennelles où l’on s’imagine que le monde est arrivé pour la première fois à l’apogée de sa beauté, et que tout le temps antérieur a été pour lui une période d’adolescence, comme tout le temps qui va suivre sera un dépérissement, une décadence, une vieillesse pénible aboutissant au néant.

Carmela et Damien contemplaient en extase ce soleil, dont les derniers feux teignaient l’horizon d’une couleur prophétique. Si inculte et grossière que fût leur nature, tous deux sentaient alors, — en vertu sans doute de l’excitation morale où ils étaient arrivés, — que le coucher du soleil ne devait pas leur être ce soir-là aussi indifférent que les autres jours, et par cela même que leur intelligence bornée ne leur permettait pas de se rendre compte de ce qu’ils éprouvaient ni d’analyser les sombres pressentimens qui agitaient leur âme, à mesure que le soleil disparaissait à l’horizon, leur trouble, leurs angoisses augmentaient ; ils se taisaient, craignant de trahir leurs secrètes pensées, n’osant pas même lever les yeux.

Entre les deux criminels, entre l’épouse qui méditait la trahison et le mari jaloux qui projetait l’assassinat, s’était établi un accord tacite et comme une complicité inavouée, à ce point que ni l’un ni l’autre ne songeait à s’étonner d’un silence si long et si singulier.

Lorsqu’enfin le soleil eut complètement disparu, tous deux respirèrent avec force comme après une longue et pénible tâche. C’en était fait ; leur résolution était prise. Ils se regardèrent sans plus de crainte ni de réserve. Damien leva les yeux vers le château et