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sommes accoutumés, un gros homme marchant à pas lourds et qui s’essouffle, ne vous donnera l’illusion d’un Roméo ou d’un chérubin d’amour. Raoul, malgré toute sa chevalerie, n’est autre chose qu’un jouvenceau « trop heureux de braver le trépas pour l’honneur, pour son Dieu, pour sa dame, » mais incapable d’une résolution. Il soupire, il se bat, il aime, et laisse à Valentine l’initiative et l’audace. « Où donc étais-je ? » s’écrie-t-il en s’éveillant de son ivresse. Il croit rêver encore ; elle pourtant ne s’est pas oubliée une minute et sait ce que vient de coûter à son honneur de fille et d’épouse l’extase qu’elle cherche maintenant à prolonger. Cette interprétation doit être la bonne ; j’en ai causé souvent avec Meyerbeer, qui pensait là-dessus comme moi et souriait malicieusement lorsque je lui disais qu’en marquant cette pause sur le mot viens trois fois répété il avait dépassé l’audace même d’un Mérimée. Gabrielle Krauss prend le rôle en vigueur et bravoure, mais sans se laisser emporter aux désordres de la Devrient, qui par momens oubliait Valentine pour ne se souvenir que de la Diane de Turgis de la Chronique du temps de Charles IX.

Le récitatif d’entrée au second acte et le chaleureux allegro du finale ont été dits avec puissance, et l’autorité de la cantatrice a continué à s’affirmer ensuite dans le monologue et le duo avec Marcel au troisième acte, ce duo si varié d’effets, si difficile, où le canto spianato le plus large, le plus pathétique, se mêle et s’entre-croise aux inextricables virtuosités d’une vocaliste de race ; mais ou sentait que l’artiste n’était pas dans son domaine et luttait contre un public qui croit se devoir à lui-même de résister jusqu’au dernier moment à son enthousiasme, et de ne céder que vaincu. De son côté, Mme Carvalho, piquée au jeu par son récent échec dans Ophélie, disputait vaillamment le terrain à sa rivale, attirant et ramenant sur la reine de Navarre, par d’incomparables prouesses de gosier, tout ce que la salle avait d’attention ; mais avec les Huguenots, quels que soient les détours et les labyrinthes, il faut toujours finir par arriver au grand duo du quatrième acte. C’est là que Mlle Krauss devait irrésistiblement triompher. Nous l’attendions tous au fameux reste, je t’aime ! un de ces passages que les virtuoses les plus illustres ont marqué de leur empreinte, et quand elle a d’un mouvement sublime d’audace et de passion lancé le tragique aveu, presque aussitôt repris, tempéré, étouffé par ce que la confusion féminine a de plus chaste, des applaudissemens frénétiques ont éclaté de partout. A compter de ce moment, la partie était gagnée, la Krauss devenait la personne sympathique de cette soirée mémorable, et le public sentait courir dans ses veines l’étincelle qui électrisait la cantatrice. Ce triomphe était confirmé par le cinquième acte, toujours si fâcheusement négligé et dont l’interprétation d’aujourd’hui fait, pour la première fois peut-être, ressortir en plein relief les beautés dramatiques,


F. DE LAGENEVAIS.