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quotidien, suffire à sa tâche et gagner ses appointemens comme l’artisan gagne sa journée n’est point tout ; on y voudrait un peu de charme, et c’est ce qui nous manque. Aussi quel délicieux régal quand s’élève une voix sincère, une voix jeune, bien timbrée et de bon aloi ! En outre M. Masini sait chanter, et telles phrases qui jusqu’alors passaient inaperçues, l’Ingemisco et l’offertoire par exemple, provoquent maintenant chaque fois un frémissement d’approbation. Je me tais sur les deux femmes pour ne pas me répéter ; du côté de la Waldmann, mêmes qualités sympathiques, même résonnance ; du côté de Teresa Stolz, même fulguration. Elle est partout présente, anime tout : sa voix, qui vient de se perdre dans les profondeurs de l’abîme, reparaît soudain parmi les astres ; vous la suivez ému, ravi, car vous savez qu’en elle est la parole du maître, et qu’elle ne faillira pas. Depuis la Frezzolini, un tel foyer ne s’était vu. Nous connaissons tous la cantatrice ; mais, si vous ne l’avez point vue au théâtre et voulez avoir un avant-goût de la tragédienne, écoutez la Stolz réciter les paroles finales du Libera : après les furieux déchaînemens de l’orchestre et des chœurs, ce parlando rapide, sourd, dit en a parte comme dans l’isolement de l’âme qui se replie sur elle-même, est d’un effet sublime, et si l’honneur revient à Verdi de l’avoir trouvé, celle qui le rend d’un pareil ton ne saurait être qu’une grande artiste. La restauration d’un théâtre italien à Paris offre assurément peu de chances, et nous n’avons assisté depuis des années qu’à des mésaventures ; cette Messe de Verdi et la soudaine adoption par la société parisienne des virtuoses qui l’interprètent change l’aspect du tableau. Rien ne donne à supposer qu’une expérience habilement dirigée dans ce sens ne réussirait pas. Ce sont les maîtres qui font les troupes, et pour celle que nous entendons à cette heure, l’auteur de Rigoletto et d’Ayda est ce que fut jadis Rossini pour la troupe de Barbaja, ce que fut Meyerbeer pour celle de Véron. Verdi a créé cet ensemble à son image ; qu’il s’installe à Paris, l’hiver prochain, monte et dirige Ayda avec Teresa Stolz et la Waldmann, comme il a conduit l’exécution de sa Messe, et vous verrez si le grand public d’autrefois et si la mode leur feront défaut.

On sait que dans le principe Hamlet à l’Opéra n’eut pas d’autre raison d’être que la présence de Mlle Nilsson. Sans la blonde suédoise, inventée tout exprès pour la figuration du personnage d’Ophélie, jamais l’ouvrage de M. Thomas n’eût enrichi le répertoire de notre première scène lyrique. Poème et partition ne savaient que devenir, personne n’en voulait, quand Mlle Nilsson, déjà célèbre au Théâtre-Lyrique, fut engagée à l’Opéra ; le directeur de ce temps-là, habitué à considérer les choses de la musique par le seul côté de la mise en scène, et possédant son Shakspeare juste assez pour se dire que sa nouvelle pensionnaire, avec sa taille élancée et flexible, son regard étrange, ses cheveux blonds, devait ressembler à la fille de Polonius, M. Perrin comprit tout de suite le