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l’Espagne possède réellement les forces productives suffisantes pour doubler le revenu public dans une période de quelques années.

Jusqu’ici, l’Espagne a bien trompé les espérances de ses amis. Depuis la mort de Ferdinand VII et la proclamation de la reine Isabelle, tous ceux qui avaient foi dans les institutions libérales crurent sous la régence de Marie-Christine d’abord, sous le règne d’Isabelle II ensuite, que la monarchie constitutionnelle trouverait dans la Péninsule un terrain particulièrement propice à son développement. Dans quelle nation pouvait-on espérer plus aisément l’accord entre l’autorité royale si respectée, l’aristocratie si populaire et les autres classes d’une nation d’où la sobriété a banni l’avidité haineuse et qu’une fierté native soustrait à l’envie ? Il semblait bien que la forme du gouvernement la plus favorable aux améliorations progressives, au développement des intérêts matériels et en même temps à la diffusion de l’instruction publique, devait se naturaliser mieux que partout ailleurs dans un milieu si bien préparé pour la recevoir. La situation isolée de l’Espagne, en la soustrayant aux ingérences étrangères, lui permettait en outre d’éviter les dépenses militaires exagérées et de réserver ses efforts aux travaux de la paix. Ce n’est pas le moment de rappeler par suite de quelles vicissitudes cette monarchie constitutionnelle a été troublée, rejetée, remplacée et enfin restaurée sur la tête du petit-fils de Marie-Christine. Bornons-nous à compter de 1833 à 1875 plus de quarante années perdues, et exprimons notre tristesse en remontant chaque degré de cette pente fatale où des ambitions privées ont précipité le peuple le mieux fait pour jouir d’un gouvernement régulier, de constater qu’aucun de ces mouvemens n’a eu pour excuse ou pour prétexte un progrès à obtenir au profit de n’importe quelle cause et de n’importe quel intérêt avouables. Si d’autres pays ont trouvé après les épreuves de la guerre une prospérité nouvelle, quels sont pour l’Espagne les fruits de ces années d’agitations ?

On se tromperait cependant, si l’on croyait que l’Espagne elle-même a échappé à la loi du monde contemporain la plus irrésistible de toutes et la plus féconde pour le progrès, c’est-à-dire le développement de la consommation. Bon gré, mal gré, les jouissances matérielles deviennent le patrimoine de tous, et l’Espagnol lui-même approche ses lèvres de cette coupe dont les bords seront incessamment élargis ; l’on peut donc sans témérité prédire qu’avec le rétablissement de l’ordre un mouvement se produira de l’autre côté des Pyrénées, analogue à celui qui s’est opéré de ce côté-ci après les privations de la guerre de 1870. Ce sera l’exubérance des forces trop longtemps mal dépensées d’une nation rendue au repos et tout étonnée de se retrouver calme et maîtresse d’elle-même.