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secours de ses concitoyens et pour sauver la patrie ? » André répond (ce qui n’était que trop vrai) qu’il était malade alors d’une colique néphrétique. L’agréable Gennot s’égaie au sujet de cette colique qui retenait le particulier juste au moment où se montraient les bons citoyens, « quand les boiteux et les infirmes eux-mêmes ont pris les armes pour défendre la nation contre les courtisans du ci-devant Capet. » Les citoyens Cramoisin et Duchesne, ainsi que le commissaire Boudgoust, déclarent à l’unanimité qu’il faut être un mauvais citoyen pour avoir été malade ce jour-là. L’interrogatoire terminé, on conduit le citoyen suspect au Luxembourg, où le concierge refuse de le recevoir ; on le ramène à Passy et de là à Saint-Lazare, où il est enfin admis ; mais tous ces incidens avaient pris la journée, le greffier de la prison ne s’y trouvait plus, et l’on dut remettre au lendemain la formalité de l’écrou. C’est dans cette triste journée du 18 ventôse que le malheureux père, inquiet depuis la veille de la disparition de son fils, suivit ses traces à Passy, à Paris, de prison en prison, jusqu’à Saint-Lazare, où il venait d’apprendre que son fils était enfermé, et c’est là qu’il reçut du concierge cette réponse, qui lui donna quelques heures d’espoir : « Je n’ai pas ce nom-là parmi ceux qu’on a amenés hier. » On peut croire que le vieillard se proposa de faire quelques démarches pour obtenir la liberté immédiate d’André, le supposant détenu sans écrou ; mais la famille dut arrêter bien vite ces imprudentes réclamations dans l’intérêt même du prisonnier, car dès le lendemain 19 l’écrou était dressé et enregistré avec ce signalement : « André Chénier, âgé de trente et un ans, natif de Constantinople, citoyen, demeurant rue de Cléry, n° 97 ; taille de cinq pieds deux pouces, cheveux et sourcils noirs, front large, yeux gris-bleus, nez moyen, bouche moyenne, menton rond, visage carré ; amené céans en vertu d’ordre du comité révolutionnaire, commune de Passy-lès-Paris, pour être détenu par mesure de sûreté générale. »

De motifs réels à cette arrestation, il n’y en avait pas, il n’y en eut jamais un seul ; mais, à prendre la légalité dans le sens que ce mot comportait alors, il y avait un motif légal. L’admirable loi du 17 septembre 1793 investissait les comités révolutionnaires du droit d’arrêter et de détenir jusqu’à la paix tous les suspects. Or les catégories établies par la loi étaient si larges qu’on y pouvait faire rentrer tout le monde : « ceux qui, soit par leur conduite, soit par leurs relations, soit par leurs propos ou leurs écrits, se sont montrès partisans de la tyrannie, du fédéralisme, ou ennemis de la liberté, ceux qui ne pourraient pas justifier de l’acquit de leur devoir civique, etc. » — « Suspect d’incivisme ! disait l’inspecteur de police Marino à un prisonnier, j’aimerais mieux avoir volé et