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Ne dirait-on pas que c’est un chrétien qui parle ? Eh bien ! non, ce n’est qu’un déiste. L’homme du XVIIIe siècle résiste obstinément chez lui aux aspirations et aux appels de l’homme du XIXe. Seulement, chose singulière, si quelqu’un des siens, discutant ces questions, s’avisait de lui dire : En ce cas, vous n’êtes pas chrétien, — il protestait avec énergie. Autre singularité : malgré cette religion si peu précise, il a travaillé en plus d’une occasion à raffermir la religion de ceux qui l’approchaient. Un membre éminent de l’université qui le voyait d’une manière intime en ses dernières années m’écrivait dernièrement : « Vous jugerez sans peine de l’impression que produisaient sur moi les pensées de ce noble vieillard, qui est resté jusqu’à la fin dans la pleine possession de sa vive intelligence ; rien n’a plus contribué que ses entretiens à fortifier mes convictions chrétiennes. » Mais ce sont là des choses qui ne doivent être touchées que d’une main discrète ; il est temps de s’arrêter.

Tel a été le général Philippe de Ségur. Il y avait deux manières d’apprécier les Mémoires qui viennent d’être publiés après sa mort : on pouvait les prendre comme un livre ordinaire, montrer les imperfections de ce livre, y signaler les fautes de composition, les duretés de style, l’absence de naturel et de souplesse, tout cela mêlé à des cris superbes, à de rapides élans d’éloquence guerrière, ou bien il fallait laisser là l’auteur, aller droit à l’homme et le peindre de pied en cap. C’est ce dernier parti que nous avons préféré. Il y avait aussi deux manières de représenter l’homme : on pouvait s’attacher aux parties les moins heureuses de cette mâle figure et les mettre en relief aussi complaisamment que les plus belles. La critique de nos jours, sous l’influence de Sainte-Beuve, a pris goût à ces procédés. Il y a un art plus grand et plus utile, c’est celui qui ne sacrifie jamais la vérité de l’ensemble à la curiosité des détails, celui qui, en face d’une physionomie noble, s’applique à graver l’image de cette noblesse, comme un exemple et un encouragement pour tous. Cela est vrai surtout, s’il s’agit de ces hommes qui ont vécu, lutté, souffert dans les plus terribles crises de notre histoire, héros que l’adversité comme le triomphe semble avoir faits plus hauts que nature, et dont les souvenirs exhumés nous frappent d’un étonnement pareil à celui du laboureur de Virgile, le jour ou le soc de sa charrue découvre sous la terre les ossemens des grandes races :

Grandiaque effossis mirabitur ossa sepulcris.

Saint-René Taillandier.