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l’homme, tout cela nous parle et nous touche ; mentem mortalia tangunt. Surtout Ségur ne veut pas qu’on doute de la sensibilité de Napoléon. Il aime à citer les occasions où ce cœur que l’on croit de bronze s’est ému, où l’époux, le père, le compagnon, l’ami, a tenu le souverain à distance. Enfin, tout en glorifiant sa grandeur avec une admiration enthousiaste, on voit qu’il prend plaisir à le rapprocher des hommes, à le mettre en rapport de sentimens et d’idées avec son temps.

Ce culte intelligent et libre que le général de Ségur a voué à la mémoire de l’empereur a été la grande affaire de sa vie. Une fois l’empereur tombé, Ségur s’enferme dans ses souvenirs. Quelques mots suffisent pour indiquer ses rapports avec les gouvernemens qui ont suivi et pour marquer discrètement de 1815 à 1873 le travail intérieur de sa pensée. Le général, comme tant d’autres, avait adhéré à la première restauration des Bourbons ; c’était alors le sentiment universel, il s’agissait avant tout de sauver la France, et je suis même obligé de dire que Ségur, toujours impétueux comme à la tête d’une brigade, avait exprimé ce sentiment patriotique avec une vivacité de langage qui lui a été cruellement reprochée[1]. Le reproche était injuste ; c’est aux événemens, non aux hommes, qu’il faut adresser ces plaintes amères. Bientôt d’ailleurs chacun fut remis à sa vraie place, c’est-à-dire dans la logique naturelle de ses idées et de ses devoirs. Les fautes de la première restauration, les folies des émigrés, le retour de l’île d’Elbe, le rôle de Ségur dans les préparatifs de la défense de Paris, bref tous les événemens de ces années douloureuses, surtout l’exécution du maréchal Ney le 7 décembre 1815, rejetèrent le général de Ségur dans sa solitude. C’est là qu’il se représente lui-même, tourmenté par une imagination inconsolable, en désaccord avec le présent, renonçant à l’avenir, absorbé dans le passé, « enfin, comme Prométhée sur son rocher, enchaîné au sommet de notre gloire perdue, où l’aigle de nos victoires, que nous avions rendues si vaines, le dévorait. »

La monarchie de juillet lui Inspira de vives sympathies ; sous ce régime au moins on ne lui faisait pas un crime de sa fidélité à des souvenirs de gloire nationale. Il ne reprochait qu’une seule chose au gouvernement du roi Louis-Philippe, c’était son trop grand souci, disait-il, des formes parlementaires ; il était persuadé que, dans une société démocratique comme la nôtre, le jeu des institutions parlementaires est un jeu meurtrier. Il voulait une constitution et des contrôles, mais il ne voulait pas qu’il fût permis de faire légalement le siège de l’état, il ne voulait pas que l’état pût être

  1. Je fais allusion à quelques lignes du comte Miot de Mélito, au tome III de ses Mémoires.