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de signer définitivement la ruine de l’empire, l’empereur était plongé dans une méditation si profonde, si intense, qu’il n’appartenait plus à la terre. C’était comme un détachement absolu. Ses serviteurs intimes l’ont dit expressément à Ségur : « il semblait habiter un autre monde. »

Vers dix heures du soir, il se coucha. M. Thiers, au dix-septième volume de l’Histoire du consulat et de l’empire, a raconté les mêmes faits dont nous allons parler. Ce qui est nouveau dans le récit de Ségur, ce sont les détails précis, les circonstances familières, tout ce que l’histoire est tentée de supprimer, tout ce que notre curiosité demande avidement aux mémoires intimes. Le valet de chambre qui se trouvait de service ce soir-là était un jeune homme nommé Hubert, dont Ségur vante la bonne éducation, l’esprit ouvert, le cœur excellent, le dévoûment sans bornes. À minuit, Napoléon l’appela. « Allons, Hubert, dit-il, faisons du feu. » Et tous deux se mirent à ranimer dans le foyer des tisons presque éteints. Après cela, il lui ordonna de placer près du feu un petit guéridon avec tout ce qui est nécessaire pour écrire, puis il l’envoya se reposer. Hubert alla reprendre son poste. Il était installé, selon l’usage, en travers de la porte, qui demeurait entr’ouverte. S’il ne pouvait tout voir, il pouvait aisément tout entendre. Or il s’aperçut bientôt d’une grande agitation chez son maître. L’empereur marchait à pas précipités, s’arrêtait brusquement, s’asseyait, écrivait, froissait son papier, le jetait au feu, puis se promenait encore par la chambre et s’asseyait de nouveau. Trois fois Hubert le vit ainsi froisser, déchirer et jeter au feu ce qu’il avait écrit. Sa marche lui parut plus vive, plus saccadée. Parfois l’empereur s’arrêtait tout à coup comme absorbé par une méditation qui le clouait sur place. Enfin il se dirigea vers une commode où se trouvait un plateau pour l’eau sucrée. L’usage était d’y laisser au fond d’un verre du sucre à demi fondu, afin que l’empereur, s’il voulait boire, n’eût qu’à y verser de l’eau. Hubert, qui ce soir-là n’avait point songé à ce détail, se levait déjà pour réparer son oubli quand il vit son maître ouvrir le nécessaire de campagne placé sur la commode et en retirer un sachet noir, dont l’existence lui était bien connue. Chaque soir, avant de se coucher, l’empereur déposait ce sachet dans son nécessaire, et chaque matin il le suspendait à son cou, caché sous ses vêtemens. C’était un poison qu’il avait demandé au docteur Yvan. Craignait-il quelque violence, dans le cas où il tomberait vivant aux mains de ses ennemis ? Voulait-il avoir toujours sur lui un moyen infaillible de se soustraire à l’outrage ? Le fait est, Ségur l’affirme, qu’il avait pris l’habitude de porter ce sachet depuis la guerre d’Espagne. Au bruit qui suivit, Hubert comprit que Napoléon avait jeté dans le verre le contenu du