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quelque chose de nouveau. Je noterai cependant une anecdote où l’on voit d’une manière plaisante l’idée que Napoléon se faisait lui-même de cette activité insatiable, infatigable, de ce mouvement fébrile qu’il imprimait sans cesse autour de lui. Tout en domptant sa propre lassitude, il se rendait bien compte de celle des autres. Il voyait ses maréchaux moins ardens, ses troupes moins solides, non-seulement les jeunes recrues, mais les vétérans mêmes, car des régimens d’élite avaient subi quelques-unes de ces défaites partielles dont les bulletins ne parlent pas. Ces échecs de sa garde comme l’affaissement de ses compagnons lui avaient causé autant de surprise que de douleur. Résolu néanmoins à ne pas s’arrêter, à pousser à bout sa fortune, à renouveler perpétuellement des efforts gigantesques, il sentait bien que la France épuisée se révoltait tout bas. Un jour, c’était en 1811, se promenant avec le comte de Ségur, le père de celui qui nous occupe, il lui demanda brusquement ce qu’il pensait qu’on dirait de lui après sa mort. Le comte de Ségur, diplomate accompli, comme on sait, et d’ailleurs serviteur dévoué de Napoléon, s’étend aussitôt sur les regrets que laissera l’empereur. Il n’a pas de peine à tracer avec effusion un programme d’oraison funèbre. L’empereur l’écoute quelques minutes, puis l’interrompant soudain : « Point du tout ! s’écrie-t-il ; on dira : Ouf ! » Et cet ouf ! déjà si expressif par lui-même, il le rendait plus expressif encore en y joignant un geste qui disait de la façon la plus éloquente : Enfin ! enfin ! nous allons donc respirer et nous reposer !


V

Il ne s’agit pas ici, bien entendu, de prononcer un jugement complet sur Napoléon ; notre tâche est beaucoup plus modeste. Nous nous appliquons simplement à dégager des Mémoires de Philippe de Ségur l’opinion qu’il s’était faite de son maître. Les hommes tels que l’empereur offrent des aspects sans nombre, suivant le point de vue où l’on est placé. Pour faire sortir de ces images diverses la vérité définitive, il faut d’abord établir chacune d’elles avec le plus de précision possible. Tous les témoins ne sont pas gens du même bord, tous ne sont pas frappés des mêmes choses. L’un a mieux vu ceci, l’autre a mieux vu cela. Le baron Fain, le duc de Raguse, le comte Miot de Melito, le comte Beugnot, le baron de Meneval, et même, au bout de la liste, la duchesse d’Abrantès, ont pu contribuer chacun à mettre en relief certains traits de cette physionomie puissante ; notre principal désir aujourd’hui est d’ajouter un témoin au groupe des témoins déjà connus. On conviendra aisément que celui-ci n’est pas le dernier de tous. Dévoué à son maître, dévoué à la vérité, il ne saurait être suspect à personne. Il dit les choses