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dit Ségur, il se souvenait d’avoir vu l’empereur parcourir la veille le front de la ligne ennemie, s’arrêter plusieurs fois, descendre de cheval, et, le front appuyé sur ses canons, y rester dans l’attitude de la souffrance. Il savait l’agitation de sa nuit, et qu’une toux vive et fréquente coupait sa respiration ; il comprit que dans ce moment critique l’action de son génie était comme enchaînée par son corps. » Le soir, on avait conquis le champ de bataille, mais rien de plus, et de quel prix avait-on payé cette victoire ! Que de morts ! que de généraux tués ! Napoléon, de plus en plus souffrant, la voix affaiblie, la démarche languissante, eut grand’peine à remonter à cheval ; il se dirigea lentement vers un des points du champ de bataille que les boulets et les balles nous disputaient encore, puis s’en revint toujours au pas retrouver son bivouac derrière cette batterie enlevée l’avant-veille par ses troupes. C’est là qu’il était resté depuis le matin témoin presque immobile de toutes les vicissitudes de cette terrible journée.

Après avoir rassemblé tous ces détails, Ségur rappelle que Napoléon, quinze années plus tôt, dès sa merveilleuse expédition d’Italie, avait écrit ces mots : « La santé est indispensable à la guerre et ne peut être remplacée par rien. » Il rappelle aussi cette exclamation échappée à l’empereur pendant la journée d’Austerlitz, au sujet d’un de ses généraux : « Ordener est usé. On n’a qu’un temps pour la guerre. J’y serai bon encore six ans, après quoi moi-même je devrai m’arrêter. » Et malgré son admiration pour un génie dont il voit de si près les prodiges, Ségur est obligé d’ajouter que cette exclamation, par malheur, a été une prophétie.

Quel était donc ce mal dont l’historien de la campagne de Russie a parlé en termes à la fois expressifs et voilés ? Ses Mémoires nous donnent sur ce point les détails les plus précis. L’avant-veille de la bataille de la Moskowa, Napoléon avait subi une atteinte de dysurie, et la crise ne cessa qu’à Moscou, le second jour après son entrée au Kremlin. Quand Ségur écrivit sa campagne de 1812, il savait ce fait par les secrétaires de l’empereur, il savait aussi par son père, le comte de Ségur, et par Yvan, le chirurgien, que Napoléon dès sa jeunesse avait été très souvent sujet à cette maladie. Lorsque ces assertions de l’historien provoquèrent une polémique si vive en 1825, Yvan, chirurgien de Napoléon depuis 1796, et Mestivier, son médecin de service la veille de la Moskowa, fournirent à Ségur des attestations qui ne laissaient plus aucun doute. Il n’est rien d’indifférent quand il s’agit de ces personnages extraordinaires. Me reprochera-t-on de citer ici une de ces notes ? Voici ce qu’écrivait le docteur Yvan précisément au sujet de ce qui était arrivé le jour de la Moskowa : « L’empereur était très accessible à l’influence atmosphérique. Il fallait chez lui, pour que l’équilibre se conservât,