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ses actes. Avant de savoir que le signe du désastre naval d’Aboukir s’adressait à l’amiral Brueys et que le signe de la catastrophe du bal s’adressait au prince de Schwarzenberg, il avait ressenti en son cœur une douloureuse oppression. Ne croyez pas que ce soit là une parole en l’air. Ce malaise, avec la disposition d’esprit qu’il indique, se retrouve à des époques très diverses de sa carrière. Au milieu même de ses plus glorieuses campagnes, s’il éprouvait un échec sur un point, ou bien si une victoire lui coûtait plus d’efforts, s’il était contraint de recourir à des moyens plus violens et de sacrifier un plus grand nombre d’hommes, il tenait à se persuader à lui-même qu’il n’y avait pas là de présage funeste, que ces choses purement fortuites n’avaient pas de signification, que son étoile brillait toujours. Dans ces occasions-là, il réprimait énergiquement les flatteurs qui montraient trop de confiance dans son habitude de vaincre. Il disait avec une sorte d’impatience fébrile : « On a tort de prétendre que je suis invincible. J’ai été vaincu à Saint-Jean-d’Acre, j’ai été vaincu à Pultusk, j’ai été vaincu à Essling ! » Le souvenir de ces défaites mêlées à tant de victoires écartait les doutes superstitieux que tel ou tel insuccès pouvait lui inspirer. N’y avait-il pas dans sa vie certains échecs qui devaient être considérés comme une faveur de sa fortune ? Si l’Anglais Sidney Smith ne l’eût arrêté à Saint-Jean-d’Acre, Napoléon se serait jeté dans les plus folles aventures. Il le disait lui-même la veille de la bataille d’Austerlitz, dans ce repas du bivouac dont nous parlions plus haut : « Si je m’étais emparé de Saint-Jean-d’Acre, je prenais le turban, je faisais mettre de grandes culottes à mon armée, je ne l’exposais plus qu’à la dernière extrémité, j’en faisais mon bataillon sacré, mes immortels ! C’est par des Arabes, des Grecs, des Arméniens, que j’eusse achevé la guerre contre les Turcs ! Au lieu d’une bataille en Moravie, je gagnais une bataille d’Issus, je me faisais empereur d’Orient et je revenais à Paris par Constantinople[1]. » Voilà ce que Ségur a entendu la veille au soir d’Austerlitz, et chacun se disait alors que l’échec de Saint-Jean-d’Acre avait été un bienfait de la destinée. Essling même, cette terrible bataille où il n’y eut en réalité ni

  1. M. Edgar Quinet, en son poème de Napoléon, a traduit fidèlement ces rêves extraordinaires lorsqu’il fait dire au jeune général de la campagne d’Italie :
    L’Occident me gêne et m’ennuie ;
    Son maigre sol est sans engrais
    Pour enraciner à jamais
    L’arbre sanglant de mon génie…
    Le pays que j’aime le mieux,
    C’est l’Orient aux vastes cieux ;
    Il a des puits de renommée
    Pour désaltérer mon armée,
    Et l’écho des déserts béans
    Pour des batailles de géans.