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souvent, puis se montrer de nouveau pour s’effacer encore, un soupçon a pu venir à la pensée de Ségur. N’a-t-il pas eu l’idée que c’était là un rôle pour Napoléon, et un rôle qui le gênait peu, puisqu’il cédait si vite aux entraînemens de la passion ? Ses mémoires ne renferment aucune trace de ce sentiment. Napoléon au contraire y apparaît toujours avec une foi profonde dans sa destinée. Quand il parle de son étoile, ce n’est pas une métaphore ; il songe bien réellement à une mission qu’il a reçue et aux promesses que sa fortune lui a faites. Il racontait un jour à Ségur les émotions terribles dont il fut assailli en Égypte lorsqu’il apprit la destruction de la flotte française à Aboukir. Immédiatement il avait prévu toutes les conséquences de cette catastrophe : l’impression qu’elle produirait sur le fatalisme oriental, le sultan livré à l’influence anglaise, la foi égyptienne ébranlée, la mer perdue, l’expédition désormais isolée de la France, nul moyen de communication, nul moyen de retour, tout son plan renversé de fond en comble, car du milieu des sables de l’Afrique il avait eu jusque-là les yeux fixés sur l’Angleterre, formant ce rêve gigantesque d’enfermer sa campagne entre deux victoires, l’une datée de Memphis, l’autre datée de la Tour de Londres. Il disait donc à Ségur : « À la nouvelle de ce désastre, je me demandai si j’étais abandonné de ma fortune ; mais aussitôt je récapitulai tout ce qu’elle avait fait pour moi depuis mon départ de France ; j’en conclus que cet événement ne me regardait point, que ce malheur était hors de moi, que ce signe ne m’était pas adressé. Dès lors je demeurai calme et tranquille. » Notez bien que ce ne sont pas cette fois des paroles de bulletin ou de proclamation destinées à l’imagination du soldat, ce sont des sentimens qu’il a contenus en lui-même, et si ces confidences désintéressées lui échappent, c’est une quinzaine d’années après l’événement. L’homme qui parle ainsi de sa fortune ne joue pas un rôle, il a sa foi, il a une idée qui le possède et qui le mène.

Cette foi étrange était si vive qu’elle confinait par momens à une sorte de superstition. Il est inutile de rassembler les pages de Ségur où se montre la croyance de l’empereur à sa mission, le lecteur n’y apprendrait rien de nouveau ; cherchons plutôt les scènes où l’auteur des Mémoires nous signale chez son maître certaines dispositions superstitieuses. En voici une fort intéressante à plus d’un titre. En 1810, à l’occasion du mariage de Napoléon et de Marie-Louise, le maréchal de Schwarzenberg, ambassadeur d’Autriche, avait donné un bal auquel assistèrent l’empereur et l’impératrice. C’était le 1er juillet, trois mois après les cérémonies du mariage. On sait par quelle catastrophe se termina cette fête éblouissante. Un incendie éclate, on se précipite, on s’écrase aux portes des salons ; en quelques instans, tout devient la proie des flammes. Ce sinistre,