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fournaise, c’est pourquoi il a droit à l’indulgence. « Qui peut se flatter d’être trouvé sans tache dans un temps de délire où personne n’avait l’usage entier de sa raison ? » Cette indulgence dont il ne s’est guère préoccupé lui-même dans tout ce qui précède, il la réclame pour Marie-Joseph Chénier en vertu de son culte pour la liberté. « M. Chénier adora la liberté ; pourrait-on lui en faire un crime ? Les chevaliers eux-mêmes, s’ils sortaient de leurs tombeaux, suivraient la lumière de notre siècle. » Lui aussi, il va la suivre. Une fois cette carrière ouverte, il s’y lance intrépidement. Il glorifie la liberté, il la réclame, il la venge et de ceux qui l’oppriment et de ceux qui la déshonorent. Il célèbre l’alliance illustre de la liberté avec l’honneur. Ces deux pages renferment tout un ensemble d’idées sur l’union de ce qui a paru incompatible aux hommes de la révolution, la monarchie et la liberté. Quelle monarchie ? L’orateur ne le dit pas, mais il est impossible de se méprendre sur sa pensée. À sa façon d’évoquer les chevaliers et de célébrer l’honneur, on devine l’homme qui eût préféré à toute la gloire de l’empire la transformation libérale de l’ancienne France. Tradition fidèle, innovation généreuse, voilà le fond de ses idées. C’est le germe de ce qui sera un jour la doctrine et l’école de Tocqueville, le plus grand penseur politique, dit justement Royer-Collard, qui ait paru en France depuis Montesquieu.

Rien de tout cela ne pouvait satisfaire l’empereur. On s’en aperçut bien dans la commission de l’Académie française chargée d’apprécier ce discours. Parmi les membres de la commission, les plus occupés de politique, je ne veux pas dire les plus courtisans, soupçonnèrent un péril. La commission se trouvait composée de douze membres ; six d’entre eux pensèrent que le discours produirait une impression fâcheuse, les six autres, au nombre desquels étaient Fontanes et le comte de Ségur, le jugèrent favorablement. L’un des six premiers, Regnault de Saint-Jean d’Angély, courut avertir l’empereur de cet incident, plus politique à ses yeux que littéraire. Il revint du reste très loyalement prévenir Fontanes et le comte de Ségur de ce qu’il avait cru devoir faire. Sur cet avertissement, Fontanes s’abstint pendant huit jours d’aller faire sa cour à l’empereur, le comte de Ségur ne craignit pas d’affronter le feu dès le soir même. — Ici laissons la parole à l’auteur des Mémoires, c’est à Philippe de Ségur de nous raconter la scène où son père eut à subir publiquement une si violente attaque à brûle-pourpoint.

« C’était à Saint-Cloud, il y avait spectacle. L’empereur, au sortir de sa loge, le rencontrant, lui dit assez brusquement : — Venez au coucher, monsieur ! — Mon père l’y suivit. Napoléon, dès qu’il l’aperçut en avant de la foule nombreuse d’officiers de sa cour rangés en cercle autour de sa personne, vint droit à lui. — Monsieur,