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qui importe tant à l’honneur de toute la nation. » Sa proclamation terminée, il entre dans une chaumière voisine avec son état-major et se met gaîment à table. Murat et Caulaincourt étaient assis auprès de lui, puis venaient Junot, Mouton, Rapp, Lemarois, Maçon, Thiard, le docteur Yvan et Ségur, le plus jeune de tous. D’ordinaire ces repas du bivouac étaient lestement enlevés, on ne restait pas à table plus de vingt minutes. Cette fois le dîner se prolongea au milieu des conversations. Ségur n’en perdait pas un mot, s’attendant toujours à recueillir des paroles relatives à la journée du lendemain. C’était le 2 décembre 1805 qui allait décider du sort de la guerre et peut-être de la fortune de l’empereur ; comment ne pas saisir au vol la moindre indication de ce qu’il pensait ? En de pareilles heures, il n’y a pas un propos insignifiant, pas un signe à négliger ; il était donc tout yeux et tout oreilles, ne songeant pour sa part qu’au mouvement de l’armée russe et à la conception triomphante de l’empereur. Quelle fut sa surprise de voir s’engager un entretien tout littéraire ! L’empereur, dès les premiers mots, interpellant Junot, qui se piquait de littérature, met la conversation sur le théâtre et la tragédie. Junot lui répond en citant quelques œuvres nouvelles, entre autres les Templiers de Raynouard, qui venaient d’être représentés au Théâtre-Français, le 14 mai 1805, avec un immense succès. A ce nom, l’empereur se récrie, et, prenant feu soudain au grand étonnement de ceux qui l’écoutent, il se jette à corps perdu dans le débat. Le voilà qui livre bataille, non pas contre Junot, qui s’empresse de tourner bride, mais contre Raynouard absent[1]. L’empereur la connaissait bien, cette pièce des Templiers, elle était écrite depuis plusieurs années, elle avait été présentée au Théâtre-Français avant 1804, et la censure avait fait tant de chicanes à l’auteur que la représentation avait été retardée pendant près de deux ans. L’auteur n’avait-il pas rendu les templiers sympathiques afin que l’odieux de cette histoire pesât d’un poids plus lourd sur la royauté ? N’était-ce pas contrarier la

  1. Le nom de Raynouard se trouve mêlé une autre fois à cette histoire des remords de Napoléon au sujet du duc d’Enghien. L’empereur, à l’occasion des fêtes qui suivirent son mariage avec Marie-Louise, laissa donner au palais de Saint-Cloud la première représentation des États de Blois. C’était le 22 juin 1810. La pièce, arrêtée depuis six ans par la censure, avait été écrite aux mois d’avril et de mai 1804, au lendemain du drame de Vincennes. Les censeurs de 1810 crurent sans doute que les allusions, volontaires ou non de la part de l’auteur, ne seraient plus saisies par le public. Ce qu’en pensa le public, l’histoire ne le dit pas, mais il est certain que l’empereur ne les laissa point échapper. Pendant la scène où le brave Crillon refuse d’assassiner le duc de Guise, il ne put se contenir. Entendait-il la voix de Murat refusant toute participation au meurtre du duc d’Enghien ? On le vit, selon son usage dans ses accès de colère concentrée, prendre du tabac huit ou dix fois avec une sorte de contraction nerveuse, et depuis ce moment il parut ne plus écouter la pièce. La tragédie de Raynouard contenait d’ailleurs des vers qui l’avaient mal disposé, même avant la scène qui évoquait pour lui de si terribles images, ces vers par exemple :
    Souvent par un rapide et terrible retour
    Le héros de la veille est le tyran du jour.
    Et celui-ci :
    Qui parle est factieux et qui se tait conspire.
    J’emprunte cette anecdote à une étude publiée ici même par notre regretté collaborateur et ami Charles Labitte. Voyez, dans la Revue du 1er février 1837, M. Raynouard, sa vie et ses ouvrages.