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Nul autre assurément dans l’entourage de l’empereur n’aurait osé prononcer ce nom. L’empereur ne fronça point le sourcil. On eût dit que cette occasion de parler du duc d’Enghien avec un homme qui l’avait connu répondait à ses secrètes pensées. En toute circonstance, occupé comme il était, il aurait écouté le rapport de Thiard pendant quelques minutes, puis il l’aurait congédié ; il le retint près d’une heure. Croyez-vous que la conversation ait continué sur l’archiduchesse d’Autriche ? Non, certes. Cette idée de mariage, cette espérance de paix, bien plus, tant de soins et d’affaires qui obsédaient sa pensée, tout disparut pendant une heure pour Napoléon ; il ne parla que du duc d’Enghien. Son interlocuteur avait introduit ce nom sans aucun embarras, il l’accueillit de la même manière. Il adressait à M. de Thiard maintes questions sur le caractère, l’esprit, les talens guerriers du malheureux prince ; ces questions ne manifestaient aucun sentiment hostile, aucun désir de trouver le jeune duc plus gravement compromis qu’il ne l’était et par là de se justifier lui-même ; non, elles étaient faites plutôt avec sympathie, d’un air d’intérêt curieux, calme et naturel, comme si l’homme dont il parlait n’eût pas été sa victime, comme si celui qu’il interrogeait n’eût pas été l’aide-de-camp et l’ami de sa victime. Les réponses de M. de Thiard furent ce qu’elles devaient être, aussi précises que sincères, et il en résultait un si complet éloge du condamné de Vincennes que l’empereur s’écria : « Mais c’était donc réellement un homme que ce prince-là ! » Après quoi, sans se départir de son calme, sans que sa bienveillance parût altérée un seul instant, il congédia M, de Thiard.

Cette attitude frappa singulièrement M. de Thiard, qui n’oublia point d’en faire part à Ségur. Tous deux voyaient là un problème de psychologie étrange et presque mystérieux. Il ne faut pas au reste exagérer ce calme dont nous parle Ségur, ou du moins il en faut chercher la véritable interprétation. L’empereur n’était pas aussi calme qu’il voulait le paraître, puisque dans les occasions les plus solennelles il revenait obstinément sur ce sujet. La scène de Lintz a eu lieu dans les premiers jours de novembre 1805 ; un mois après, le 1er décembre, suivons l’empereur en son bivouac ; c’est la veille d’Austerlitz. Napoléon vient de dicter sa proclamation à l’armée ; il a exalté la confiance de ses soldats, il leur a montré les positions formidables qu’ils occupent, et les mouvemens téméraires de l’ennemi, qui va leur présenter le flanc. Il leur promet de les diriger sûrement vers le but, se tenant loin du feu, si, avec leur bravoure accoutumée, ils portent la confusion dans l’armée russe, mais prêt à s’exposer aux premiers coups, si la victoire est incertaine un seul instant, « car la victoire ne saurait hésiter, dans cette journée surtout où il y va de l’honneur de l’infanterie française,