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de repousser cette nouvelle comme une calomnie ; puis, informé en détail de tout ce que son fils venait d’apprendre, il eut le même sentiment de révolte. Quel homme, quel génie, après ce premier pas dans les voies de la terreur, serait assez maître de lui-même pour s’arrêter ? Tout espoir était perdu ; le grand homme sur lequel avaient compté les honnêtes gens n’était plus désormais qu’un jacobin à cheval : il fallait absolument se séparer de lui. Toutefois, après cette explosion de douleur et de colère, la réflexion arrive ; on ne prend pas une telle résolution sans examiner les choses de près. Comment le prince a-t-il été frappé ? Quelle est la part du premier consul dans ce drame sanglant ? A-t-on exécuté ou méconnu ses ordres ? Le comte de Ségur entreprend de faire une sorte d’instruction et de régler sa conduite d’après la vérité. Il y emploie trois journées entières, cherchant partout des informations, interrogeant les ministres, provoquant avec adresse bien des confidences, surtout dans l’entourage du premier consul et de Joséphine. L’ancien ambassadeur de Louis XVI auprès de l’impératrice Catherine II était mieux que personne en mesure de mener à bien cette enquête.

Ses renseignemens n’atténuèrent pas tout d’abord l’impression de la première heure. Il était trop certain que Bonaparte, après avoir ordonné le coup de main d’Ettenheim, s’était retiré toute une semaine à la Malmaison, décidé à ne voir personne, qu’il avait repoussé les intercessions de Joséphine et persévéré obstinément dans sa colère, Aucune raison de sentiment, aucun argument de justice n’avait pu triompher de ses sombres desseins. Bien que pas une ligne des papiers saisis n’eût dénoncé la complicité du prince dans l’attentat de George, le parti-pris de faire un exemple avait dominé toute considération. Vainement, dans la journée du 20 mars, Murat, commandant Paris, avait-il repoussé les appels du premier consul et refusé la moindre participation à ses vengeances ; un avertissement si grave était demeuré sans effet. Bonaparte, inflexible, avait tout pris sur lui, il avait lui-même arrêté tous les détails, dicté et signé toutes les mesures : la composition du tribunal militaire, l’ordre de juger sans désemparer et d’exécuter immédiatement la sentence, quelle qu’elle pût être, tout cela était son œuvre. Bientôt pourtant le comte de Ségur apprit un incident qui lui fut comme un rayon d’espoir à travers ces ténèbres sanglantes. Dans la soirée du 20 mars, le premier consul, se ravisant, avait chargé un conseiller d’état, M. Réal, d’aller interroger le malheureux prince. Si Real se fût acquitté de sa mission, il est hors de doute que le duc d’Enghien aurait été sauvé, Malheureusement Réal, enfermé chez lui, exténué de fatigue, et qui avait défendu à ses gens de le déranger sous aucun prétexte, ne reçut l’ordre dont il s’agit qu’à cinq heures du matin. Il se leva en toute hâte et courut à Vincennes. Sa voiture croisa celle de Savary, qui