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un par l’intérêt, et pourtant il faut que nous soyons un dans la justice. Quelques perfectionnemens que l’organisation sociale reçoive de la jurisprudence et de la politique, nous restons toujours dépendans de besoins qui se contredisent et éclatent en conflits ; nous restons matériellement distincts les uns des autres, nous sommes opposés, nous sommes ennemis. Je ne puis être identifié à vous que par moi-même. Aussi est-ce avec raison que l’école française demandera à l’immédiate action de la liberté morale la solution que l’école anglaise cherche encore dans les développemens successifs de la fatalité physique. Il faut qu’en moi je trouve une puissance qui dépasse mon organisme, c’est-à-dire au fond mon égoïsme, et qui puisse combler la distance de moi à autrui : ce désintéressement est l’essence de ma liberté. Ce n’est pas tout : pour supprimer l’intervalle laissé par les intérêts, il ne suffit point qu’il y ait liberté en moi, il faut qu’il y ait aussi liberté en vous. Si, de l’autre côté de ce vide où finit ma personnalité et où la vôtre commence, il n’y avait encore que la tyrannie du besoin, si votre nature n’était qu’égoïsme, qu’y aurait-il en vous qui pût à mon égard vous conférer un droit, et comment répondre à la question que faisait Hobbes : pourquoi suivrais-je votre bon plaisir plutôt que le mien ?

L’école anglaise aura beau perfectionner l’intérêt, elle n’en fera jamais une règle de désintéressement, un principe de droit. Sans doute, en me désintéressant, je me fais encore un intérêt de votre intérêt propre : on peut l’accorder à Stuart Mill et à M. Spencer ; mais c’est volontairement que votre bien devient mon bien. Je ne veux pas votre bien parce que l’organisation sociale en a fait le mien : là réside l’utopie de l’école anglaise ; mais votre bien devient le mien parce que je le veux, et à ce prix pourra s’accomplir la réorganisation de la société. Cet intérêt que nous nous faisons spontanément à nous-mêmes peut seul mettre un terme à toutes ces collisions soit entre individus, soit entre nations, dont les philosophes contemporains de la Grande-Bretagne voudraient hâter la fin en faisant sortir de l’égoïsme même la sympathie et la justice. Peuples ou hommes, l’égoïsme personnel nous ramènera toujours les uns en face des autres comme des adversaires prêts à la lutte ; mais, dans l’imminence d’un choc inévitable, demandant enfin à l’initiative de nos volontés ce que nulle sympathie purement fatale, ce que nulle contrainte sociale ou physique n’avait pu produire, et élevant au-dessus de nous tous, comme une règle proposée à l’humanité entière, l’idée d’un droit moral, ou, selon l’expression chère aux Anglais, d’une « loyauté » supérieure à l’intérêt et à la force, vous me tendez la main, je vous tends la mienne : c’est librement que nous nous sommes unis.


ALFRED FOUILLÉE.