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grâce auquel une société attirée par l’idée morale du droit élèverait peu à peu ses institutions à la hauteur de sa pensée, on aurait le rhythme descendant d’une société qui revient peu à peu de l’illusion du désintéressement, et qui, renonçant à s’élever sans cesse au-dessus d’elle-même, retombe sur soi ; rhythme de la décadence plutôt que du progrès, ou peut-être, ce qui est étrange à dire, de la décadence morale dans le progrès scientifique. Ce dernier progrès lui-même, qui suppose les spéculations les plus éloignées de la pratique, s’arrêterait sans doute, et la préoccupation d’une science purement utilitaire finirait par rendre la science même immobile ; à force d’attacher, selon le précepte de Bacon, des poids de plomb à la pensée, on lui ferait perdre ses ailes. Cette chute aurait-elle un terme, et ce rhythme d’affaissement aboutirait-il à un équilibre final ? Peut-être, mais à coup sûr ce ne serait plus celui que nous voulions atteindre : harmonie des intérêts par la sympathie de tous avec tous. Si quelque chose de régulier pouvait sortir de cette longue agitation humaine, ce serait seulement ce que Bentham demandait : « régularisation de l’égoïsme. » Encore est-il douteux qu’une règle vraiment stable pût sortir d’un jeu de sentimens qui consistent à rejeter toute règle morale. Si nos mécanismes artificiels finissent toujours par l’équilibre et le repos, il n’en est pas ainsi dans la nature, qui partout a réalisé le mouvement perpétuel, et qui n’accepterait le repos que si elle avait atteint la perfection. — Il faut, disions-nous, que l’espèce humaine, comme les autres, avance ou meure ; mais qui nous assure qu’en effet l’humanité, si elle ne réalise que l’idée encore inférieure de l’intérêt, ne doit pas un jour, semblable à ces espèces qui n’ont mérité qu’une existence provisoire, disparaître de l’univers ? Si nous voulons vivre, ce que nous devons réaliser en nous et autour de nous, n’est-ce point un idéal supérieur et pour ainsi dire plus digne d’éternité ?

Ici se pose de nouveau, et d’une manière inévitable, cette dernière question que nous avions réservée, de laquelle tout dépend au fond, à laquelle tout revient aboutir. Pour que la société conforme au droit, qui selon l’école utilitaire doit combler la distance entre les individus, soit réalisée par eux, il faut qu’ils la désirent ; mais, pour qu’ils la désirent, il faut qu’elle apparaisse comme vraiment désirable, et même comme le plus haut objet des désirs de l’humanité ; l’est-elle donc en définitive ?

Depuis l’époque où Mill avait lu pour la première fois Bentham, nous savons quel était le but de sa vie : « réformer le monde. » Un jour il lui arriva de se poser à lui-même directement cette question : « suppose que tous les objets voulus par toi se réalisent, que tous les changemens désirés par toi dans les institutions et dans les opinions soient entièrement accomplis en cet instant même,