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Voudrez-vous me commander la dépense de mon plaisir au nom de l’arithmétique morale et par des raisons de quantité ? — L’intérêt universel représente sans doute une plus grande somme de plaisir, si je fais abstraction de moi-même ; mais, à mon point de vue propre, combien la chose est différente ! Autant j’abandonnerai en faveur d’autrui, autant diminuera mon « avoir. » Si le caissier d’une société contribue à la bonne gestion des affaires, le trésor commun augmente ; s’il détourne les fonds à son profit, le trésor commun diminue, mais à coup sûr son trésor particulier y gagne : posez en principe qu’il n’y a d’autre droit que l’intérêt transformé, quel raisonnement mathématique pourra, en cas d’impunité certaine, empêcher le caissier de fuir avec la caisse ?

Vous direz que la logique, d’accord avec l’arithmétique, défend à tout membre d’une association de séparer son intérêt et l’intérêt des autres. — Oui, quand il se considère théoriquement comme membre de la société. À ce point de vue, mon intérêt se confond avec le vôtre ; le bien de l’individu en général ne se distingue plus du bien général ; mais je ne suis pas, moi, l’individu en général, je suis tel homme particulier, ayant son intérêt particulier et exclusif. Les logiciens même de l’école anglaise, fidèles au nominalisme traditionnel[1], nous apprennent que les règles universelles sont le pendant des fictions légales et que « le praticien sage doit toujours se guider d’après l’analyse du cas particulier, » Ainsi parle Stuart Mill dans sa Logique inductive et déductive. Si donc l’égoïsme individuel est illogique au point de vue des « généralités vagues, » il est seul logique au point de vue des faits positifs.

Invoquerez-vous enfin le contrat qui relie entre eux les membres de la société, et par lequel Hobbes espérait transformer le droit du plus fort dans le droit des plus nombreux ? — Autant la théorie du contrat sera féconde pour l’école française, qui admet préalablement le droit de l’individu, autant elle est stérile pour une école qui ne peut donner aux contrats que l’appui de la force. S’il n’y a de précieux en soi que l’intérêt, ces mots : « vous n’avez pas le droit de violer le contrat, » signifient seulement que le plus grand intérêt est de ne pas le violer. « Dans les cas, dit Bentham, où l’engagement devient onéreux à l’une des parties, on les tient liées encore par l’utilité générale des engagemens ; » mais que m’importe cette utilité générale des contrats, si, dans le cas présent, le contrat que j’ai accepté m’est évidemment nuisible ? L’intérêt nous avait rapprochés, l’intérêt nous sépare.

La ressource qui resté aux utilitaires, c’est de demander la réalisation progressive du droit et de la société idéale, non plus à la

  1. Voyez l’Histoire de la Philosophie en Angleterre, par M. de Rémusat.