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aboutir à cette conception originale de la société qui se développe de nos jours et qui s’oppose elle-même à la conception française des droits inaliénables. Déjà Bentham, malgré ses préférences républicaines, s’élevait avec autant d’indignation que Burke contre la déclaration des droits de l’homme, qu’il classait au nombre des « sophismes anarchiques. » Il se plaignait de ce que nos législateurs, « au lieu d’examiner les lois par leurs effets, » les jugent « par leur rapport avec un prétendu droit naturel. » — « Loi naturelle, droit naturel ! deux espèces de fictions ou de métaphores. » Puis, faisant allusion à la parole de Montesquieu sur les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses : — « Je suis d’une indifférence absolue sur les rapports, les plaisirs et les peines, voilà ce qui m’intéresse… Pesez les peines, pesez les plaisirs, et selon que les bassins de la balance inclineront de l’un ou de l’autre côté, la question du tort et du droit devra être décidée. » Loin d’être une règle de désintéressement, le droit est la règle de l’intérêt même ; bien plus, par une conséquence paradoxale qui n’arrête point la logique de Bentham, un vrai désintéressement, un vrai sacrifice serait injuste et contraire au droit. Le sacrifice de l’intérêt, dit Bentham, se présente sans doute à un point de vue abstrait comme quelque chose de grand et de généreux ; mais, à vrai dire, dans l’échange du bonheur comme de la richesse, la grande question est de faire que la production s’accroisse par la circulation : « il n’est donc pas plus convenable, en économie morale, de faire du désintéressement une vertu que de faire en économie politique un mérite de la dépense. Le désintéressement peut se trouver chez des hommes légers et insoucians, mais un homme désintéressé avec réflexion, c’est ce qui heureusement est rare. Montrez-moi l’homme qui rejette plus d’élémens de félicité qu’il n’en crée, et je vous montrerai un sot et un prodigue. » Curieuse philosophie, où c’est le désintéressement qui a besoin d’être justifié ! « Il ne se justifie en effet, nous dit à son tour Stuart Mill, que parce qu’on peut montrer qu’en somme il y aura plus de bonheur dans le monde si l’on y cultive les sentimens qui, dans certaines occasions, font négliger aux hommes le bonheur. » C’est dire que le désintéressement doit être de l’intérêt à l’état latent, comme il existe une chaleur latente toujours prête à fournir un travail visible. D’où vient l’opposition qui semble exister si souvent entre l’intérêt et le droit ? Elle se réduit, selon MM. Stuart Mill, Bain et Spencer, à celle de l’intérêt particulier et de l’intérêt social. « Avoir un droit, dit l’auteur de l’Utilitarianisme, c’est avoir quelque chose dont la société doit me garantir la possession ; demande-t-on après cela pourquoi la société le doit, je ne puis donner d’autre raison que l’utilité générale. » Même préoccupation exclusive de l’utile, même aversion pour les droits naturels et pour la loi naturelle chez