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toujours préférer les compromis aux solutions : une solution est définitivement vraie ou fausse, un compromis est provisoirement utile ; la solution est de la théorie, le compromis est de la pratique. De là ces gouvernemens mixtes et cette politique d’équilibre qui se recommandent surtout au nom de l’utilité. Quant à la politique extérieure, s’occuper de ses propres affaires, les seules immédiatement utiles, voilà la pratique anglaise, « non-intervention, » voilà la maxime anglaise, maxime qui serait excellente, remarque Stuart Mill dans ses Discussions, si elle était aussi celle de tous les autres gouvernemens, mais qui, dans l’état actuel de l’Europe, peut servir à cacher sous le respect apparent du droit l’indifférence au triomphe du droit. Que cette politique en effet touche trop souvent à l’égoïsme, les Français le savent pour en avoir fait plus d’une fois l’expérience. Stuart Mill et Austin, quelque utilitaires qu’ils fussent eux-mêmes, étaient choqués de cette façon étroite d’entendre l’utilité : « Austin l’aîné, dit Stuart Mill dans ses mémoires, avait un profond dégoût pour cette absence d’idées larges et de désirs généreux, pour ces objets mesquins vers lesquels les facultés de toutes les classes de l’Angleterre sont tendues ; même l’espèce d’intérêt public dont les Anglais se préoccupent, il le tenait en petite estime. »

Cependant ne voir chez les Anglais que la préoccupation utilitaire, ce serait méconnaître un autre trait moins accusé, mais réel, de la physionomie nationale. Les Anglais n’exagèrent-ils point eux-mêmes leur individualisme comme nous exagérons notre sociabilité ? Au fond, ils sont bienveillans, sinon toujours bienfaisans, et la tendance intéressée se complète d’ordinaire chez eux par le penchant sympathique. Ce dernier même est devenu dominant chez leurs penseurs au point de produire finalement un nouveau genre de socialisme. C’est que l’Anglais, par une induction progressive, ne peut manquer d’étendre et de prêter ses propres sentimens aux autres hommes ; il se met peu à peu à leur place, se fait utilitaire pour eux, se complaît dans leur plaisir, s’attendrit sur les blessures de leur intérêt, en un mot éprouve le contre-coup de leurs joies ou de leurs peines ; lui qui comprend si bien son amour pour soi, comment ne comprendrait-il pas à la fin, comment ne partagerait-il pas l’amour des autres pour eux-mêmes ? Grâce à cette naturelle association des idées et à ce changement spontané dans le cours des sentimens, les deux termes d’abord opposés, moi et toi, se substituent l’un à l’autre, comme on voit dans un aimant, dès que le courant change, les deux pôles s’intervertir.

Stuart Mill nous fournit un curieux exemple de ce phénomène, fréquent chez ses compatriotes. Avec quelle sincérité il confond l’utilité personnelle et l’utilité étrangère dans son interprétation inattendue de ce qu’il nomme, d’une métaphore assez anglaise, « la