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Joseph Chénier, ni dans ses discours à la convention ou aux jacobins, ni dans ses articles de journaux ou dans ses rapports, à oublier l’auteur dramatique et à le faire oublier. « Il y a loin d’un poète à un législateur, disait Mme Roland en parlant de lui. Je l’ai vu quelquefois ; je me souviens que Roland le chargea d’une proclamation du conseil dont il lui donna l’idée. Chénier apporta et me lut ce projet. C’était une véritable amplification de rhétorique déclamée avec l’affectation d’un écolier à voix de stentor ; elle me donna sa mesure. Chénier voulait encore être poète en écrivant de la prose et de la politique. Voilà, me dis-je, uni homme mal placé où il est, qui n’est bon dans la convention qu’à donner quelques plans de fêtes nationales. » Ce fut en effet son véritable emploi comme législateur. Les hymnes qu’il fit pour les fêtes de la révolution, ses chants patriotiques, voilà ce qui lui créa une espèce de rôle et de figure distincte dans l’histoire de la terrible assemblée, bien plus que ses discours politiques, qui n’eurent jamais une action réelle sur ceux qui les entendirent, et dont la postérité n’a pas recueilli un seul écho ; cependant il flattait les passions des triomphateurs du jour, et il alla bien loin dans cette voie. La vivacité de son amour-propre, son impatience de la gloire, cette inquiétude d’humeur et cette partialité fougueuse que ses amis mêmes, comme M. Daunou, ne pouvaient pas nier, l’entraînaient vers les partis extrêmes. La nature de son talent aidait encore à cette impulsion et la précipitait. Il y a comme une affinité naturelle entre les opinions extrêmes en politique et les esprits exagérés. Une intelligence obsédée par les grands mots et les grandes phrases trouve plus aisément à les placer dans l’expression de certaines doctrines excessives. Le jacobinisme était la politique de l’emphase ; c’était naturellement celle de Joseph Chénier. Le goût est en toute chose le sens de la mesure, et l’écrivain à qui manque ce sens dans son style et dans sa pensée ne l’aura pas non plus dans la vie publique. Toutes les exagérations se tiennent, et la violence d’une théorie est le signe assuré d’une pensée qui ne se gouverne pas, quand elle n’est pas la marque d’une âme mauvaise. Or ce n’était assurément pas le cas du frère d’André ; il poussa ses opinions à outrance parce qu’il avait l’imagination théâtrale. Son ardeur politique n’était guère qu’une complaisance secrète pour les déclamations de tragédie, mais le cœur n’était pas gâté, il resta pur de la contagion des plus grands crimes, et malgré d’atroces calomnies qui n’éclatèrent d’ailleurs que longtemps après les événemens, sa conduite à l’égard d’André, dès que son frère fut sérieusement menacé, est de tout point irréprochable. Celui qui avait dit dans une de ses tragédies : Des lois et non du sang, rachetant une pièce détestable par une antithèse sublime, se détourna avec horreur de la voie où l’avaient