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du droit d’autrui. La révolution est une forme nouvelle de société, commençant et finissant à une date précise ; ce sera, si l’on veut, à la nuit du 4 août 1789. L’esprit révolutionnaire est chez un peuple l’agent le plus sûr et le plus mortel de la décomposition sociale. L’éternel honneur d’André Chénier est de n’avoir pas confondu le principe qui anime une société nouvelle avec celui qui la détruit. Il a payé de sa tête le droit de faire cette distinction ; nous pouvons bien, nous autres, payer de quelques injures le droit de la maintenir.


II

Nous touchons au moment le plus douloureux de la vie publique d’André Chénier, sa lutte avec son frère Marie-Joseph. La famille Chénier contenait les mêmes élémens de division que la société elle-même. Une lettre adressée par M. de Chénier père à sa fille, Mme de La Tour Saint-Igest, nous en dit plus sur ce sujet que tous les commentaires. « Votre mère, écrit-il, a renoncé à toute son aristocratie et est entièrement démagogue, ainsi que Joseph.. Saint-André et moi, nous sommes ce qu’on appelle modérés, amis de l’ordre et des lois. Sauveur est employé dans la gendarmerie nationale, mais je ne sais ce qu’il pense ni s’il pense Constantin trouve qu’on n’a rien changé, et que, quoiqu’il n’y ait plus de parlement, c’est comme du temps qu’il y en avait ; il a raison, car on marche, on va, on vient, on boit, on mange, et par conséquent il n’y a rien de changé. » Tel était l’intérieur d’une famille parisienne à la date du 24 décembre 1791.

Marie-Joseph démagogue, le mot est dur, et, bien qu’on doive tenir compte du ton de familiarité d’une lettre, il porte coup. Est-il immérité ? Nous n’avons qu’à renvoyer le lecteur à l’étude si complète qui a été publiée ici même par M. Charles Labitte et qui a épuisé la question[1]. Nous y avons vu exposées avec un grand soin l’œuvre du poète et l’œuvre du citoyen. Ces deux œuvres ne sont pas sans analogie entre élites. Le poète est trop de son temps ; il apporte dans ses vers, même sur des sujets antiques, toutes les passions de la rue ou du club ; son théâtre ne vit que d’allusions. Bien différent d’André, qui oublie avec délices, dans la société de Moschus ou de Méléagre, les discussions violentes, les haines et les injures des partis, l’auteur de Charles IX et de Caïus Gracchus ne parvient pas à s’en abstraire. Il jette sur la scène le cri du tribun en alexandrins pompeux. D’autre part le citoyen n’arrive jamais chez

  1. Poètes modernes de la France, — Marie-Joseph Chénier ; voyez la Revue du 15 janvier 1844.