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représentait comme un hypocrite d’humanité, plus sanguinaire que Marat. — André Chénier sanguinaire ! Le mot délation que j’emploie pour caractériser la haine persévérante de Camille Desmoulins n’est pas appliqué ici sans raison. N’est-ce pas ce publiciste trop spirituel qui dans sa polémique avec La Harpe, ne craignait pas de relever ce mot d’un injuste discrédit ? « Oui, disait-il, je m’efforce de réhabiliter ce mot délation… Nous avons besoin, dans les circonstances actuelles, que ce mot délation soit en honneur, et nous ne laisserons pas M. de La Harpe, en sa qualité d’académicien, abuser de son autorité sur le dictionnaire et charger d’opprobre un mot parce qu’il déplaît à M. Pankoucke. » Cruelles et tristes plaisanteries qui n’ont pour excuse que l’incroyable légèreté, l’étonnante étourderie, je dirai presque l’inconscience de celui qui glorifiait ainsi l’instrument le plus certain de la démoralisation du peuple.

Il n’est pas douteux que c’est à dater de cette polémique qu’André Chénier devint un suspect pour la société des jacobins, quatre ans avant la loi des suspects, sous laquelle il devait succomber. André hésita s’il répondrait à cette attaque. Avec quelle hauteur de raison il nous donne, dans un fragment posthume, les raisons de son silence ! Il se raille spirituellement de cette naïveté de conscience d’un homme qui veut à toute force se reconnaître dans cette image des corrupteurs du peuple, et qui semble crier à chaque ligne : « Ces perturbateurs, ces brouillons faméliques, ces hommes de sang, c’est moi qu’on a voulu peindre ! » Puis il explique pourquoi il ne lui répondra pas : à quoi bon ? dit-il. « Lorsqu’un auteur tronque ou falsifie tout ce qu’il cite, en dénature le sens, vous prête des intentions qu’il est évident que vous n’avez point eues, il est au-dessous d’un homme d’honneur de prendre la plume contre un homme à qui l’on ne peut répondre que par des démentis ; vouloir le faire rougir est une entreprise folie qui passe tout pouvoir humain ; détruire ses discours est inutile, parce que cet homme est trop connu pour être dangereux ; même dans ce qu’il appelle son parti, il ne passe que pour un bouffon quelquefois assez divertissant, et il serait difficilement méprisé par personne plus qu’il ne l’est par ses amis. Ce personnage d’ailleurs n’est-il pas le même qui prit, il y a un an, le nom de procureur général de la lanterne, et n’a-t-il pas montré par cette franchise ne vouloir tromper personne ? » Malheur à celui qui s’attire les justes représailles d’un tel écrivain ! Le stigmate reste imprimé au front que sa juste colère a marqué.

Nous avons insisté sur ce premier écrit public d’André Chénier, qui marque admirablement la voie où il entre désormais et dont il ne déviera pas. Parce qu’il aime le mouvement généreux de justice et de liberté d’où est issue la révolution, il est jaloux de