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Condorcet, dans lequel personne alors n’aurait pu deviner le sectaire futur, était le véritable chef de cette jeune génération, quelque chose comme le coryphée de ces initiés. Il répandait dans les salons, avec son scepticisme railleur à l’égard des vieux dogmes, sa foi naïve dans un dogme nouveau, sa religion du progrès illimité. On l’écoutait comme un oracle. Une anecdote contée par Lacretelle dans son Testament philosophique et littéraire nous peint au naturel une scène de la société du temps. C’était en 1789, chez M. Suard, au milieu d’un cercle que M. de Condorcet avait enflammé de son ardente parole. Les déclamations ne déplaisent pas dans ces jours de rénovation universelle et d’attente mystérieuse. Il semble alors que c’est comme la note naturelle des grands événemens qui se préparent. Le marquis de Condorcet venait d’exposer les merveilles de l’âge d’or, dont la science était l’ouvrière prédestinée, renouvelant tout sur la terre, les conditions de la vie morale de l’humanité et même celles de la vie physique, prolongeant enfin l’existence humaine au-delà de tout terme assignable. Deux femmes qui devaient être un jour parmi les meilleures amies d’André Chénier, Mme Pourrat et sa fille, Mme Lecoulteux, assistaient à l’entretien. Elles seules proposèrent quelques objections timides contre l’orateur applaudi. « Avant tout, s’écria Mme Pourrat, trouvez-nous donc une fontaine de Jouvence, sans quoi votre immortalité me fait peur. — C’est donc la résurrection chrétienne que vous préférez ? reprit en raillant M. de Condorcet. Je crains bien que les anges et les saints ne se sentent portés à favoriser le chœur des vierges aux dépens des douairières. » Ce fut Mme Lecoulteux qui répondit à cette boutade voltairienne : « Je ne sais pas de quel prix seront ces pauvres charmes formés du limon de la terre aux yeux des anges et des saints, mais je crois bien que la puissance divine saura mieux réparer les outrages du temps, s’il en est besoin dans un tel séjour, que toute votre physique et votre chimie ne pourront le faire sur la terre. » Ce simple mot, c’était la piqûre d’épingle dans un système gonflé de vaines promesses et toujours prêt à s’enlever dans la nue.

Mais l’impulsion des belles chimères était donnée, et du moins dans la sphère des idées politiques et sociales l’entraînement des esprits était général, irrésistible. Notre sagesse rétrospective, éclairée par la connaissance des faits, s’alarme et s’irrite volontiers de tant d’illusions, si vite et si cruellement condamnées. Il n’en est pas moins vrai qu’il y eut alors un moment unique dans l’histoire du monde, une heure de générosité magnanime, d’enthousiasme sincère, d’espoir illimité, dont Mme de Staël et André Chénier resteront les grands témoins. Les plus honnêtes gens furent les plus