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féodal s’établit en Irlande par suite d’une évolution naturelle et autochthone basée sur le cheptel. Cela est si vrai que, dans les Brehon Laws, la notion de la dépendance féodale se traduit par cette expression : il a reçu du bétail en cheptel. C’est ainsi qu’ils représentent le roi d’Erin comme ayant reçu du bétail de l’empereur.

Voyons maintenant comment ce chef de clan a tiré parti, pour augmenter sa puissance, des droits peu déterminés qui lui étaient reconnus sur les terres vagues de la tribu. On voit dans les Brehon Laws qu’il existait alors en Irlande une classe très nombreuse d’hommes qui ayant, pour l’une ou l’autre raison, rompu les liens qui les attachaient à leur clan, se trouvaient déclassés, errans, fugitifs, sans place fixe dans une société divisée tout entière en corporations fermées, en communautés de famille ; on les appelait fuidhirs. César signale également dans la Gaule l’existence d’un nombre considérable d’hommes, misérables et perdus, qui se donnaient à un maître pour obtenir sa protection[1]. Dans les pays germaniques et surtout en Suisse, où la commune ne concède pas de droits aux simples habitans, on trouve aussi les Heimatlosen, c’est-à-dire les gens sans patrie. En Russie, la même classe existe. Comme la communauté est responsable des violences et des crimes de ses membres, elle a intérêt à expulser de son sein ceux qui se rendent coupables de ces méfaits. Le Livre de Aicill, un des Brehon Tracts, indique même la marche à suivre pour procéder à cette expulsion. Ces « rejetés, » ces out-laws se trouvaient sans ressources, car ils n’avaient plus de terres à cultiver, et la culture était presque le seul moyen régulier de subsistance. Le chef d’un autre clan avait intérêt à leur concéder un terrain sur le communal, moyennant certaines prestations. Il augmentait ainsi ses revenus et sa puissance. Les fuidhirs, n’ayant aucun droit propre, étaient complètement dans sa dépendance. Pendant les siècles de troubles et de désordres que traversa l’Irlande pendant le moyen âge, le nombre des fuidhirs dut augmenter sans cesse. Ils envahirent peu à peu le territoire disponible des hommes libres de la tribu, qui furent ainsi appauvris parce qu’ils ne pouvaient plus entretenir autant de bétail. D’une part donc le chef devenait plus puissant, et de l’autre ses anciens égaux descendaient relativement dans l’échelle sociale. L’inégalité se marquait sans cesse davantage ; le seigneur féodal s’élevait au-dessus de la classe des cultivateurs, et ceux-ci tombaient dans sa dépendance. Comme le seigneur avait constamment les armes à la main pour la guerre, la chasse et les exercices guerriers, tandis que les paysans en abandonnaient l’usage, il acquérait sur eux cette autorité irrésistible que

  1. De Bello Gallico, III, 17 ; VI, 11, 13, 19, 34 ; VII, 4.