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C’est cette manœuvre qu’il allait tenter et qui, renouvelée par lui plusieurs fois pendant la guerre avec une égale audace et un même succès, devait le placer au premier rang parmi les marins de notre époque. Il eut peut-être, dans d’autres occasions, à engager des luttes plus périlleuses que celle à laquelle il se préparait le 23 avril 1862 ; mais il allait ce jour-là faire le premier essai d’une méthode nouvelle, et, ainsi que l’amiral quelques années plus tard nous le disait lui-même dans son langage pittoresque, « c’était comme l’œuf cassé par Christophe Colomb : il fallait imaginer ce que personne n’avait fait avant lui dans de pareilles circonstances. » Il fallait surtout savoir exécuter une manœuvre aussi téméraire dans un moment où de toutes parts on proclamait l’immense supériorité des forts sur les navires de bois. Heureusement Farragut était secondé par des officiers résolus, auxquels, pour les encourager, il ne craignait pas de dire « qu’ils allaient avoir à rencontrer leur adversaire dans le genre de combat le plus défavorable pour la marine. »

Une reconnaissance s’étant assurée que le passage était toujours libre entre deux des coques amarrées par l’ennemi, Farragut, le 24 avril à deux heures du matin, faisait le signal de lever l’ancre. Il avait donné verbalement à tous ses officiers les instructions les plus minutieuses, tout en leur laissant une grande liberté dans leurs préparatifs de combat. L’esprit inventif des Américains en avait profité. Quelques commandans avaient peint en blanc leur pont afin de mieux se reconnaître dans l’obscurité, et il paraît qu’ils s’en trouvèrent fort bien ; d’autres avaient enduit leur coque de limon ; tous avaient improvisé des blindages pour protéger les parties vitales de leurs navires, les uns en pendant des paquets de cordes sur leurs flancs, les autres en entassant à l’intérieur des sacs de charbon ou des hamacs.

A trois heures et demie du matin, la flotte se mettait en mouvement sur deux colonnes. Celle de droite était sous les ordres du capitaine Bailey, commandant en second, qui avait son pennon sur la canonnière le Cayuga. Il était suivi par les deux corvettes le Pensacola et le Mississipi, et par les cinq canonnières l’Oneida, le Varuna, le Kutadin, le Kineo et le Wissahickon. La colonne de gauche était composée des trois corvettes le Hartford, le Brooklyn et le Richmond, sous la direction immédiate de Farragut, et des six canonnières le Sciota, l’Iroquois, le Kennebeck, le Pinola, l’Itasca et le Winona, dont il avait confié le commandement au capitaine Bell. Les deux colonnes devaient marcher de manière à se protéger réciproquement : les bâtimens de celle de droite avaient amarré tous leurs gros canons à tribord pour tirer sur le fort Saint-Philippe, ceux de la colonne de gauche à bâbord pour combattre le fort