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preuves pour justifier sa consolante assertion ; celle qu’il a choisie est vraiment singulière, — le croira-t-on ? c’est encore une recette. Il pensa ne pouvoir mieux faire que de raconter à son auditoire que les artistes de la Comédie-Française venaient d’entreprendre à Londres une campagne dramatique, qu’ils y étaient restés trois mois, qu’ils y avaient joué tous les soirs, que chaque représentation leur avait rapporté de 3,000 à 4,000 francs, que le jour de leur départ l’aristocratie anglaise leur avait donné un banquet d’adieu, et que deux nobles lords, « aussi spirituels que courtois, » avaient bien voulu servir d’interlocuteurs au duc Job. « — Eh bien ! poursuivit-il, que ces messieurs de Berlin essaient donc d’envoyer une troupe allemande à Londres, et ils verront si le jour de leur départ le premier ministre leur adresse des discours d’adieu. Ils verront si Goethe et Schiller sont de taille à lutter avec Molière, Corneille et Racine. Ils verront s’ils lèvent sur le peuple anglais cette contribution que tous les canons Krupp du monde sont impuissans à obtenir, car c’est le génie qui la gagne, et c’est l’admiration qui la paie. Sursum corda, messieurs ! La France recommence à régner par les arts, elle est toujours la France ! » Étrange manière de prendre sa revanche sur les canons Krupp ! étrange façon de se consoler de Sedan et du reste, et voilà en vérité un sursum corda singulièrement amené ! Non, la recette de chaque soir eût-elle été de 10,000 francs, l’aristocratie anglaise eût-elle donné trois banquets d’adieu aux artistes de la Comédie-Française, dix lords aussi spirituels que courtois eussent-ils servi d’interlocuteurs au duc Job, il nous serait difficile d’admettre que ce fût une compensation suffisante aux horreurs d’une invasion compliquées des horreurs d’une guerre civile, et nous sommes heureux de penser que la France a trouvé dans ses infortunes d’autres raisons beaucoup meilleures de croire à son relèvement et à son avenir. Si d’aventure la tirade que nous venons de citer est tombée sous les yeux superbes, guerroyans et narquois de M. de Bismarck, sans aucun doute il n’a pu s’empêcher de sourire. Un conférencier aussi accompli que M. Legouvé devrait toujours se rappeler qu’un des grands maîtres de l’éloquence n’a pas cru la rabaisser en la réduisant à l’observation des convenances, du quid decet, — et un moraliste aussi avisé devrait se dire que la première règle de la morale est de ne jamais faire sourire M. de Bismarck.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.