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esquisses des Femmes d’artistes ou des Contes du lundi. Ne serait-ce pas du premier de ces recueils que M. Daudet aurait tiré par hasard cette histoire de la famille Delobelle, qui ne se rattache que par un lien bien subtil, si tant est que réellement il existe, à l’intrigue de Fromont jeune et Risler aîné ?

Un brave homme d’inventeur, simple et bon, comme on veut décidément que les inventeurs le soient tous, vient d’avoir la même année deux grands bonheurs : il est devenu l’associé de la maison Fromont et le mari de Sidonie Chèbe. Sa femme ne l’a d’ailleurs épousé que pour entrer derrière lui dans cette maison Fromont, dont son enfance avait rêvé longuement, et dont le chef, George Fromont, qu’elle s’était presque autrefois flattée d’épouser, ne tarde pas à devenir son amant. Du train qu’elle le mène, la maison marche bientôt à la faillite ; son mari ne voit rien ; son beau-frère, accouru d’Égypte pour sauver l’honneur du nom de Risler, elle le séduit, car chez M. Alphonse Daudet, ce sont les femmes qui sont hommes en ce point. Enfin tout se découvre, Risler chasse sa femme, et redevient le commis de la maison que Sidonie Chèbe a failli ruiner ; elle-même va finir sur les planches d’un café-concert, et le mari, qu’une lettre d’elle informe de la trahison de son frère, se pend de désespoir. Que vient faire en tout cela la famille Delobelle ? Par où se mêle-t-elle à l’action ? C’est pourtant le meilleur du livre que l’histoire de ces deux pauvres femmes, la mère et la fille, si naïvement dévouées à l’orgueil du « père, » comme elles l’appellent, — vieil histrion dédaigné, qui continue de porter dans la misère de la vie réelle le masque de théâtre qu’il mettait autrefois sur les planches, toujours grimé, toujours pommadé, « qui n’a pas le droit de renoncer à l’art, » et qui promène à travers les cafés du boulevard sa poursuite obstinée d’un engagement qui ne vient jamais. Le récit des amours effarouchées de Désirée Delobelle, de sa tentative de suicide et de son retour au nid maternel est d’une douce et touchante émotion, d’un accent de sympathie réelle ; c’est presqu’un tableau de genre achevé que le récit de son enterrement, le trait final est trouvé : « A un moment, Delobelle, n’y pouvant plus tenir, se pencha vers Robricart, qui marchait à côté de lui. — As-tu vu ? — Quoi donc ? — Et le malheureux père en s’épongeant les yeux murmura, non sans quelque fierté : — Il y a deux voitures de maître. » Voilà l’observation vraie, celle qu’on trouve précisément parce qu’on ne la cherche pas. M. Daudet a quelques-unes de ces bonnes fortunes, moins heureux dans le choix du sujet et dans la peinture de ce milieu vulgaire où il a consciencieusement maintenu son intrigue. Ce n’est pas que les plus humbles et les plus dédaignés d’entre nous n’aient le droit d’avoir leur roman, — à cette condition toutefois que dans la profondeur de leur abaissement on fasse luire un rayon d’idéal, et qu’au lieu de les renfermer dans le cercle étroit où les a jetés, qui la naissance et qui le vice,