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n’affecteraient de relier leurs romans les uns aux autres et d’écrire leur comédie humaine, s’ils n’avaient pas lu quelque part « que le drame ou le roman isolé, ne comprenant qu’une histoire isolée, exprime mal la nature, et qu’en choisissant on mutile[1]. » De même encore ils n’écriraient pas comme ils écrivent, s’ils n’avaient entendu dire que « le bon style n’est que l’art de se faire écouter. » Si par surcroît la critique, systématiquement réduite au rôle d’une science auxiliaire de l’histoire, parvient à persuader aux artistes que toutes conceptions, même les plus vulgaires, les plus insignifiantes, indépendamment de la forme sous laquelle on les traduit, par la vérité seule du détail et la fidélité de la reproduction, conservent pour l’avenir une valeur certaine de témoignage historique, — que trouvera-t-on de surprenant à voir ériger le réalisme en principe suprême de l’art ?

Il est vrai qu’il y a bien des manières et bien diverses d’entendre le réalisme. Ne remontons pas jusqu’à Balzac, — Balzac n’est pas un réaliste à proprement parler ; sans doute l’intention générale de l’œuvre, et la vaste ambition d’égaler le roman de mœurs à la diversité de la vie moderne, sans doute le procédé de composition, l’impitoyable accumulation du détail, la description sans trêve, la prétention technique, font bien de lui l’ancêtre de nos réalistes modernes, — mais il faut ajouter aussitôt qu’il ne s’inspire de la réalité que pour la transformer. Il sait que l’art n’est pas tout entier dans l’imitation servile, — que pour le romancier comme pour le peintre l’étude nécessaire du modèle vivant n’est qu’un moyen, nullement un but, — et, parce qu’il le sait, il met dans les caractères une logique et dans les développemens de la passion une suite que ni les caractères ni la passion ne sauraient avoir dans la vie réelle, traversés qu’ils sont par la faiblesse et l’irrésolution naturelle des hommes, par les nécessités de l’hypocrisie sociale. Ses imitateurs ont changé tout cela. Les uns ne s’évertuent qu’à refléter avec une minutieuse et puérile exactitude les moindres accidens de la réalité. M. Flaubert nous a donné dans son Éducation sentimentale le chef-d’œuvre de ce réalisme misanthropique ; les romans de M. Malot en sont aujourd’hui la plus fidèle expression. Les autres, M. Flaubert encore dans Madame Bovary, MM. de Goncourt dans Germinie Lacerteux, sembleraient plutôt s’être proposé l’étude désintéressée d’un cas pathologique et de rivaliser dans le roman avec la clinique médicale : ils n’ont pas non plus manqué de disciples, et les « histoires naturelles et sociales » de M. Zola procèdent pour une bonne part de leur inspiration. D’autres enfin ont inventé ce qu’on peut appeler le réalisme sentimental, qu’il nous semble qu’on définirait assez bien par la sympathie à peu près exclusive qu’il éprouve pour les petits et les déshérités de ce monde. On peut rattacher les romanciers de cette école, M. Alphonse

  1. Taine, Étude sur Balzac.