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de la cour, est arrivé hier matin. Il n’a jamais donné de représentations hors du palais jusqu’ici. Je l’ai prié de divertir mes amis ce soir. Il n’a besoin pour cela ni de théâtre, ni d’accessoires d’aucune sorte, ni de compère, de rien. Daignez examiner le sol vous-mêmes.

Nous nous trouvions dans une cave bitumée par précaution contre l’humidité, semblable en tout point à celles des autres magasins de San-Francisco. Pour satisfaire notre hôte cependant, nous frappâmes le sol et les murs de nos cannes, très résignés d’ailleurs à être victimes de quelque savant artifice. Je déclare pour ma part que je ne demandais qu’à être trompé ; si l’on m’eût offert l’explication de ce qui suivit, je l’aurais refusée probablement. Depuis cette époque, l’ensemble du spectacle auquel nous assistâmes est devenu familier à un grand nombre de mes lecteurs : Wang commença par faire envoler à l’aide de son éventail un essaim de papillons découpés devant nous en papier transparent, et les maintint épars dans l’air tout le temps de la représentation. Je me rappelle que le juge essaya d’en saisir un qui s’était posé sur son genou et qui prit aussitôt la fuite avec la sagacité d’un insecte vivant. Et au moment même Wang, jouant toujours de l’éventail, tirait des aunes de soie interminables de sa manche et des poulets de nos chapeaux, faisait disparaître des oranges, remplissait tout le lieu où nous nous trouvions de marchandises qui sortaient de terre, de ses vêtemens, de nulle part, que sais-je ?

Il avala plus de couteaux qu’il n’aurait pu en digérer pendant des années, disloqua successivement chaque membre de son corps, prit dans le vide des attitudes penchées ; mais ce qui couronna tout le reste, ce que je n’ai jamais vu répéter, fut un véritable miracle. Wang nettoya l’asphalte sur un espace de quinze pieds carrés environ et nous invita tous à l’examiner de nouveau ; nous obéîmes gravement, puis il nous demanda de lui prêter un mouchoir ; me trouvant plus près de lui que les autres, je lui offris le mien. Il le prit et le déplia par terre. Sur le mouchoir, il étala d’abord un large carré de soie, puis un grand châle qui cachait presque tout l’espace environnant ; après quoi il prit position à l’un des coins de ce rectangle, et commença un chant monotone en se berçant de ci et de là d’un air lugubre. Les spectateurs attendaient immobiles. Dominant la psalmodie magique, la sonnerie des horloges de la ville et le roulement d’une charrette dans la rue au-dessus de leurs têtes arrivaient jusqu’à eux. Cette attente, le demi-jour mystérieux de la cave éclairant au fond du tableau les difformités d’une monstrueuse divinité chinoise, une faible senteur d’opium mêlé à des épices, l’incertitude où nous étions de ce qui allait arriver, faisaient glisser dans nos veines un frisson désagréable ; nous nous regar-