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les opinions. Étranger à la politique, il ne connaît pas le plus souvent les députés à qui il a affaire, et aux uns et aux autres il parle avec séduction, avec éloquence, sans déguiser ses impressions et ses craintes. Aussitôt M. le comte Daru s’écrie : « Pourquoi le général laissait-il éclater son mécontentement à tout propos et aux yeux de tous ? .. Quel était le but de ses entretiens avec MM. Arago, Jules Favre, Picard, Kératry et Gambetta ? » Ce sont là de perpétuelles insinuations. Si le général Trochu n’est pas représenté en flagrant délit de conspiration aussi bien qu’en complicité avec l’émeute des mobiles, il ne s’en faut pas de beaucoup. Est-ce ainsi qu’une enquêté peut être sérieuse et utile ?

Je vais droit à un fait plus grave, qui résume et domine la défense de Paris, œuvre du gouvernement du 4 septembre. Le général Trochu est représenté en définitive comme n’ayant jamais cru au siège, comme s’étant lancé sans espoir dans une aventure qu’il a lui-même appelée une « héroïque folie. » Et néanmoins, dit-on, pour cette « héroïque folie Canrobert a tout sacrifié ; il a repoussé les élections qui devaient donner à la France une assemblée nationale, arbitre suprême de la paix et de la guerre ; il a refusé, au mois de décembre 1870, « la main que lui tendait M. de Moltke, » — c’est ainsi qu’on s’exprime, — une main de négociateur ; il a dévoué le pays à une lutte indéfinie et meurtrière ! « Quand on se rappelle, dit M. le comte Daru, que M. le général Trochu poursuivait sans confiance une défense désespérée, on s’étonne de le voir se montrer si tenace dans sa résolution d’écarter toute pensée d’accommodement… Il ne croyait pas, il n’a pas cru un seul jour au succès, et le voilà qui se jette dans les éventualités de l’avenir avec la résolution d’un homme qui se croirait sûr du triomphe ! » En d’autres termes, c’est l’opinion de M. le comte Daru, rapporteur de l’enquête parlementaire, que le général Trochu, chef du gouvernement du 4 septembre, a mis depuis le commencement jusqu’à la fin une question de « fierté militaire » au-dessus des « intérêts généraux du pays. »

Évidemment il y a ici une confusion étrange et même redoutable qui tendrait à faire croire que certains devoirs publics se mesurent aux chances de succès. Oui, c’est possible, le gouverneur de Paris, avec son expérience de la guerre, avait moins d’illusions que bien d’autres ; il savait qu’une place qui ne pouvait compter pour le moment sur une armée de secours était une place fatalement destinée à tomber, que par conséquent ce qu’on entreprenait pouvait passer jusqu’à un certain point pour une « héroïque folie. » Il ne se croyait pas moins obligé d’aller jusqu’au bout, non par une folie d’aventure, mais par un sentiment assez peu compris, à ce qu’il paraît, même dans les enquêtes, par le sentiment strict et stoïque du