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grand fleuve, ou encore ceux de l’Ohio, Louisville, Cincinnati, Pittsburg. Il y a là une ligne d’eau de plus de 2,000 milles de développement que parcourent quotidiennement les steamboats : c’est la distance de Marseille à Alexandrie. La gravure a bien souvent reproduit, la forme originale, les gigantesques proportions de ces navires de rivière aux roues à palettes, au balancier extérieur, à la double cheminée, vraies maisons flottantes à trois étages, munies de gracieuses vérandahs, et où tout le luxe est comme à plaisir entassé. Ce ne sont partout, dans les salons, dans les cabines, que tapis et tentures, décors de toute sorte, meubles fouillés avec art, du goût le plus délicat.

En été, des familles par bandes, une foule de touristes joyeux prennent passage sur, ces bateaux, pendant qu’on charge tout autour, à la descente les barils de pétrole, de farine, de salaisons, les provisions de toute espèce, — à la montée les balles de coton, les sacs de riz ou les boucauts de sucre et de tabac. Par momens, un incendie vient surprendre au milieu des eaux les voyageurs sans défiance : le coton prend feu, ou bien le pétrole fait explosion, lance partout ses flammes sinistres, et des centaines de voyageurs sont pour jamais engloutis dans le fleuve : le feu ni l’eau ne pardonnent. Quelquefois ce sont des troncs d’arbres, arrachés par le courant aux rives mouvantes du fleuve, qui viennent s’implanter dans son lit, cachés par les hautes eaux ; on butte contre ces énormes et dangereux chicots qu’on ne voit pas, et ils éventrent le navire : cargaison et voyageurs sont perdus. Enfin ce peut être la chaudière à vapeur qui saute et projette en l’air tout ce qui est à bord. Avant l’établissement des chemins de fer, quand deux bateaux partaient ensemble et luttaient entre eux de vitesse, cette nature d’accident était surtout fréquente.

Deux fois, dans mes voyages en Amérique, en 1868 et tout récemment en 1874, j’ai recueilli sur quelques-uns de ces tristes désastres d’épouvantables détails. Sur l’Ohio, des steamboats chargés de monde ont pris feu par l’inflammation du coton ou par celle du pétrole. Surpris tout à coup au milieu de la nuit, la plupart des passagers ont été brûlés ou noyés. Chaque fois, au milieu d’un effroyable pêle-mêle et de cris déchirans, les familles se sont vues pour toujours séparées ; chaque fois des centaines de personnes ont péri. Si des actes de dévoûment stoïque ont été signalés, des actes d’égoïsme atroce l’ont été aussi ; bien mieux, la bête humaine a repris le dessus, et de la part de ceux qui étaient accourus au secours du navire incendié, des scènes de vol et de pillage ont eu lieu. Il ne se passe pas d’année, de quelque précaution, de quelque vigilance que l’on use, sans que de nombreux sinistres viennent ainsi