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a provoquées, et qui ne sont pas apaisées même aujourd’hui? Depuis 1857, date du premier ouvrage de M. de Rémusat, un écrit de polémique, signé d’un nom autorisé, est venu de nouveau mettre en question la gloire de l’illustre chancelier. Le célèbre chimiste allemand, M. de Liebig, a publié contre Bacon un livre agressif et violent, écrit avec une telle amertume qu’on croirait qu’il s’agit d’un contemporain, car peut-on mettre une telle passion contre un mort de trois siècles? C’est une chose étrange que Bacon, dont la philosophie est après tout assez innocente, ait excité tant de colères. La théologie et la science semblent s’être réunies pour l’accabler et rivalisent de pamphlets. L’écrit de M. de Liebig n’est en effet qu’un pamphlet qui ira rejoindre celui de Joseph de Maistre. Ce n’est pas qu’il n’y ait des choses vraies dans l’ouvrage de Liebig, mais M. de Rémusat fait remarquer avec raison que tout ce qu’il y avait de vrai dans ces accusations se trouvait déjà dans l’article de Biot sur Bacon dans la Biographie universelle, et que Liebig n’y avait ajouté a rien de neuf et d’important. »

Le fond des objections des savans contre Bacon est toujours celui-ci : c’est que, tandis que Bacon prêche la méthode expérimentale, Galilée la pratiquait; le premier se contente de dire qu’il faut faire des expériences, le second en faisait véritablement. On peut n’être pas persuadé de la force de cette objection. Les savans expérimentent; il appartient à un philosophe de décrire avec précision la méthode expérimentale. Nous trouverions même volontiers M. de Rémusat lui-même trop sévère pour son héros lorsqu’il nous dit que celui-ci « a réduit l’art de découvrir à un certain nombre de recettes inégalement utiles. » Il y a sans doute dans Bacon des recettes inutiles et surannées, mais elles sont de peu d’importance. Ce qui est vu d’une vue perçante et gravé d’un style lapidaire, c’est le rôle de l’expérimentation dans la science, c’est cette admirable théorie des trois tables, de présence, d’absence et de degré, qui contient les conditions essentielles de toute recherche positive[1]. Cette théorie de l’expérimentation est complète, elle est profonde, elle appartient en propre à Bacon; les logiciens modernes y ont peu ajouté. Elle suffit à la gloire d’un penseur.

Dans les études sur la méthode, il faut distinguer, comme partout, la pratique et la théorie. Tel saisit l’importance et le trait essentiel d’une méthode qui n’a pas su la pratiquer, tel autre en a

  1. Bacon établit par cette théorie que le procédé de la découverte dans les sciences consiste à constater toutes les ci: constances importantes qui accompagnent un phénomène, puis à supprimer successivement toutes ces circonstances jusqu’à ce qu’on arrive à celle dont la suppression amène celle du fait lui-même, enfin à faire varier cette circonstance, présumée la cause, et à noter les variations concomitantes de l’effet.