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personnage absolument poncif n’est pas et ne pouvait être de Mérimée. C’est une invention des librettistes, et l’idée a bien son charme en ce qu’elle nous donne la bonne fortune de voir et d’entendre Mlle Chapuy, et surtout en ce qu’elle nous remet devant les yeux cette excellente Alice de Robert le Diable, physionomie trop négligée, dont le public attendait une nouvelle épreuve. Il y a donc aussi une Némésis au théâtre ? On se raille de tout ; on ridiculise, on bafoue l’antique et le moderne ; on écrit la Belle Hélène, la Grande-Duchesse, on écrit Tricoche et Cacolet, et la première occasion qui se présente de prendre au sérieux la croix de ma mère, on ne la rate pas.

J’approuve beaucoup cette habitude qui s’introduit de plus en plus au théâtre, de donner à certains vocables étrangers leur accent national caractéristique, de prononcer majo et navaja comme ces mots se prononcent à la Puerta del Sol, et non plus en les estropiant à la française ; mais alors il faudra se surveiller et ne pas confondre dans le même dialogue gitana et zingara, autrement dit de l’espagnol avec de l’italien. Poètes, peintres et musiciens, tout le monde se préoccupe aujourd’hui d’ethnologie ; rien d’étonnant que cette curiosité d’information gagne et s’étende jusqu’aux moindres détails de la mise en scène ; on cherche le vrai, on fait nature. Allez voir ce second acte de Carmen, c’est à se croire en Espagne : décor, costumes, le ton, le geste, l’air du visage, tout y est. Ce Doncaïre par exemple que représente M. Potel, avec ses favoris épais, son large sourire, son foulard jaune noué entre l’oreille et la nuque, — vous l’avez rencontré sur toutes les routes de la frontière, dans les fondas et les ventas. Il est aussi dans Don Quichotte, où se retrouve tout ce qui fut, est et sera jamais espagnol. Ajoutons que dans l’originalité de cette mise en scène une juste part revient à M. Bizet, et que la couleur locale, comme il l’a comprise au début de son second acte, dénote aussi bien l’archéologue que le musicien. Sur un fond vieil-Orient de sons monotones et sourds tendu derrière la coulisse, la gent bohème brode ses arabesques et se dessine le chant militaire dans le lointain ; vous diriez la civilisation picaresque de l’Espagne moderne émergeant de ses origines judaïques, arabes, égyptiennes, que sais-je ? Cette question de l’ethnologie appliquée aux arts du théâtre mériterait d’être traitée ex professo ; je la recommande à M. Perrin ; nul mieux que l’habile directeur de la Comédie-Française ne rédigerait un pareil mémoire, et ce lui serait au moins une manière de titre à mettre en avant pour sa candidature à l’Académie des Beaux-Arts, dont chacun se demande étonné la raison d’être.

F. DE L.
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Le directeur-gérant, C. Buloz.