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le vrai représentant de la liberté militante en même temps qu’elle amenait à Buenos-Ayres, devenu l’entrepôt de l’armée du Brésil, tout l’or de ce riche empire, constituant ainsi dans cette ville et dans toute la province les premiers élémens d’une prospérité commerciale dont l’essor ne devait pas se ralentir pendant de longues années. Le général Mitre avait donc pu descendre du pouvoir entouré du prestige qui accompagne nécessairement le fondateur des libertés et de la richesse publiques. Son successeur, le docteur Domingo F. Sarmiento, homme d’un âge mûr et d’une longue expérience politique qu’il avait puisée loin de son pays, avait passé les six années de la présidence du général Mitre à Washington, où il représentait la république argentine. Il fut élu pendant son absence, preuve certaine de la pacification des esprits et de l’anéantissement des partis. Le président Sarmiento ne s’embarqua à New-York pour revenir à Buenos-Ayres que lorsque son élection fut devenue un fait accompli. La guerre du Paraguay était considérée comme terminée; il pouvait donc, en prenant possession du pouvoir, songer à faire jouir le pays de tous les bienfaits de la paix, à créer des écoles, des bibliothèques, enrichir les collèges nationaux, entraîner vigoureusement les capitaux dans les fondations agricoles et les entreprises financières ou industrielles, et, le jour où les revenus de l’état le permettraient, subventionner largement les compagnies prêtes à créer des chemins de fer, des télégraphes ou des lignes de bateaux à vapeur.

Le résultat de son activité pacifique ne s’est point fait attendre. Il y a six ans, l’étranger qui arrivait à Buenos-Ayres y ressentait cette impression, qu’il entrait dans un pays pauvre : les élémens de la richesse existaient cependant, mais à l’état latent. La campagne, vaste et fertile, était à peine peuplée, les troupeaux immenses étaient pour ainsi dire sans valeur, les bêtes à cornes valaient 20 francs, les moutons 2 ou 3 francs. La terre n’était pas recherchée, et restait à l’état de mainmorte, partagée entre quelques familles qui la possédaient depuis des siècles. Ces familles elles-mêmes, pour la plupart, vivaient sans aucune notion, du bien-être dans l’apathie et l’oisiveté, sans le désir ni même l’idée du luxe, et partant sans le goût du travail, se nourrissant presque exclusivement de viande, sans pain. C’étaient là de médiocres bases pour la vie de progrès à laquelle l’étranger aspirait et dont il allait réaliser le rêve en se multipliant sur cette terre, prête à le recevoir et à l’enrichir. Les six années de la présidence de M. Sarmiento ont vu se produire ce mouvement d’invasion de l’étranger, venant en foule, avec ses capitaux et son activité, réveiller de leur torpeur les héritiers trop sobres et trop peu ambitieux des Indiens et des Espagnols. La