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terrienne, la grande et moyenne propriété, les anciens seigneurs et maîtres, avec leurs familles et leur entourage de familiers et de protégés, toutes les classes de fonctionnaires et d’employés, ainsi que tous les gens de quelque savoir ou de quelque ambition. Les paysans, malgré l’abolition du servage au XVIIIe siècle, étaient restés corvéables. Le règlement organique de 1831 ne fit que régulariser cette condition. Leur affranchissement véritable, opéré par le rachat des corvées, qui les rendit aussi propriétaires dans une certaine mesure, assez limitée cependant, ne date que de 1864. Quant à une classe moyenne, il n’en existe guère jusqu’à présent en Roumanie, parmi les indigènes du moins, qui, s’ils ont de l’instruction, se portent de préférence vers les professions libérales, la carrière militaire et tous les emplois à traitement fixe; mais ils ont encore de la peine à se départir d’un certain dédain du commerce et de l’industrie, qu’ils abandonnent volontiers aux étrangers.

Les ombres de ce que l’on appelle improprement la boïarie forment un de ces thèmes sur lesquels on s’est trop souvent étendu pour qu’il soit nécessaire d’y revenir. En général, l’aristocratie roumaine ne manque pas de ressemblance avec la haute société russe, qui lui a communiqué son goût pour la langue, les habitudes et les modes françaises, et dont elle reproduit assez bien l’image, mais avec des formes moins correctes, plus de sans-façon et une certaine pétulance méridionale. Si elle n’est pas moins éprise de la civilisation occidentale, on peut également lui reprocher d’en trop admirer les raffinemens, plutôt que de se mettre en peine d’en bien saisir la substance et le fond, ce qui la fait souvent tomber dans les écarts des esprits superficiels et des natures blasées. Quant à certains défauts communs à toute la race, tels que l’indolence et la sensualité, une mobilité d’esprit et une légèreté extrêmes, on les connaît aussi; ce que l’on ne sait pas assez, c’est combien, dans ce pays, le peuple même, le simple paysan, est naturellement débonnaire, intelligent, docile et maniable, et ce qu’il sera possible d’en faire, si, par l’instruction, dont il est entièrement dépourvu, on parvient à lui rendre sensibles les avantages d’une application constante et de l’esprit de suite. En général, les sentimens chez le Roumain manquent de profondeur; son naturel, prompt à s’exalter, n’est pas soutenu par le ressort de passions fortes et durables; en revanche, il est tout à fait exempt de fanatisme. Comme tous les Orientaux, il n’a pas toujours un sentiment très net de la justice et du droit. L’oppression turque et la fourberie byzantine lui ont fait prendre des habitudes de méfiance, de ruse et de dissimulation qu’il n’a pas entièrement perdues. Avec sa souplesse d’esprit, il plie facilement devant une volonté ferme, sauf à lui opposer ensuite une force d’inertie dont on n’a pas d’idée ailleurs.