Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/306

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étrangère. Ou bien, sans aller si loin, ôtez seulement une portion de l’enveloppe osseuse du cerveau, puis appliquez sur la substance molle mise à découvert une série de pressions intermittentes. A chaque pression, les facultés de perception et d’action s’évanouissent; à chaque intermittence, elles reparaissent. Que devient pendant les pressions la force perceptive? Un jour, je reçus à l’improviste la décharge d’une forte batterie de bouteilles de Leyde, je ne sentis rien, mais je fus simplement privé de toute conscience de l’existence pendant un espace de temps appréciable. Où était mon moi pendant cet intervalle? Des hommes qui ont survécu à un coup de tonnerre ont été beaucoup plus longtemps dans le même état, et en fait, dans les cas ordinaires de commotion cérébrale, il peut s’écouler des jours entiers pendant lesquels la conscience n’enregistre pas la moindre impression. Où est l’homme lui-même pendant ce temps d’insensibilité?.. Je ne pense pas que votre comparai- son des instrumens touche le fond de la question. Un télégraphiste a ses instrumens, et par ce moyen il converse avec le monde; nos corps possèdent un système nerveux qui joue un rôle analogue entre le pouvoir de perception et les choses extérieures. Coupez les fils du télégraphiste, brisez ses batteries, démagnétisez son aiguille, vous lui enlevez certainement par là ses relations avec le monde; cependant, parce que ce sont de véritables instrumens, la destruction de ces objets n’affecte en rien l’homme lui-même qui s’en servait. Le télégraphiste survit et sait qu’il survit; mais, je vous en prie, qu’y a-t-il dans l’organisme humain qui corresponde à cette survivance consciente, lorsque la batterie du cerveau est dérangée au point que l’insensibilité s’ensuit ou quand elle est entièrement détruite?

« Une autre considération, qui vous paraîtra peut-être légère, s’impose à moi avec une certaine force. Le cerveau peut passer de l’état de santé à l’état maladif, et sous l’empire d’un tel changement l’homme le plus exemplaire peut devenir un débauché ou un meurtrier. Mon très noble et très honoré maître Lucrèce fut, vous le savez, victime de la jalousie de sa femme. Elle lui fit boire un philtre dont l’effet fut que des velléités de libertinage s’insinuèrent dans son cerveau, et plutôt que de courir le risque de céder à ces penchans ignobles, il se tua. Comment la main de Lucrèce a-t-elle pu se tourner ainsi contre lui-même, si le vrai Lucrèce est resté ce qu’il était auparavant?.. Je crains, si vous me permettez de vous le dire, que les plus graves conséquences ne découlent de votre manière d’estimer le corps. Regarder le cerveau comme on regarderait un bâton ou des besicles, fermer les yeux à tous ses mystères, à la parfaite corrélation entre son état et notre conscience, au fait qu’une faible quantité de sang en plus ou en moins dans ses artères produit