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au concours de ces traitans qu’il devient possible de s’aventurer au cœur même de la région des grands lacs.

M. Schweiufurth, s’écartant de la ligne suivie par le capitaine Speke et par Samuel Baker[1], s’était décidé à se jeter résolument à l’ouest du Fleuve Blanc et de Gondokoro, dans le pays des fièvres et des cannibales, où coule le Diour, qui, avec le Bahr-el-Arab, forme le Fleuve des Gazelles, affluent occidental du Nil-Blanc. Le 5 janvier 1869, il quittait Khartoum pour remonter le Nil dans une barque frétée par Ghattas. Il y avait à bord 32 personnes ; mais ces bateaux portent régulièrement 60 et jusqu’à 80 hommes, tout ce monde est nécessaire pour venir à bout des obstacles que l’on rencontre à chaque instant.

Après un voyage de quarante-huit jours, dont l’incident le plus terrible fut une bataille soutenue contre d’innombrables essaims d’abeilles en fureur qui sortaient des roseaux du fleuve, on arriva le 22 février au port Rek, la principale zèriba de Ghattas. El-Rek est un village composé de huttes de paille, bâti sur les rives et sur quelques îles du fleuve des Gazelles, dans le pays des Dinkas. Le personnage le plus important de l’endroit était une vieille femme extrêmement riche (elle possédait 30,000 têtes de bétail) qui depuis longtemps usait de son influence pour maintenir les indigènes en bons termes avec les étrangers. Les Nubiens respectaient ses troupeaux afin de se ménager un port où ils fussent en sûreté. La vieille Chol s’empressa de rendre visite au voyageur européen. C’était bien le type accompli de la laideur décrépite ; sur sa peau d’un vilain noir, ridée et tannée, s’étalait toute une quincaillerie d’anneaux et de chaînes de fer et de cuivre, avec des morceaux de cuir, des boules de bois, des médaillons de bronze. Un Dinka qui avait été esclave servit d’interprète pendant l’entrevue. Il commença par vanter les richesses de la vieille dame, ses femmes, ses pâturages, ses troupeaux, ses magasins remplis d’un nombre incalculable d’anneaux de cuivre et de chaînes de fer. Puis on parla de Mlle Tinné, qui était venue dans ces parages en 1863 et qui avait comblé la vieille Chol de présens[2]. Ce qui avait étonné le plus cette dernière, c’est que la jeune Hollandaise, riche qu’elle était, refusait de se marier. Elle-même, après la mort d’un premier mari, avait épousé le fils que celui-ci avait laissé d’un mariage précédent. Ce jeune homme, relativement pauvre et sans influence aucune dans le pays, inspirait à la vieille princesse une véritable terreur :

  1. Les voyages de Speke et de Baker ont été racontés en détail par M. C. Cailliatte dans la Revue du 15 avril 1864 et du 1er janvier 1867.
  2. Mlle Tinné, accompagnée de sa mère et de la baronne van Cappellen, avait organisé une nombreuse expédition qui remonta le Fleuve des Gazelles jusqu’au port Rek, dont M. de Heuglin, l’un des savans attachés à l’expédition, réussit alors à fixer la position géographique. Son compagnon, le botaniste Petherick, fut une des victimes du climat meurtrier de ces contrées.