Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/161

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
III.

2 avril. — Départ de Recht. Même paysage qu’en venant d’Enzeli, même exubérance de sève et de vie. La route se déroule à travers un verger sans limites. Partout des fleurs, aux arbres, aux buissons, dans les herbes. D’innombrables bataillons de mûriers-nains, présentant à hauteur d’homme leurs têtes uniformément émondées, défilent sur nos flancs en colonnes serrées. Dans l’intervalle, des rizières, découpées en une infinité de petits carrés à demi noyés par l’irrigation, étalent leur nudité au soleil et semblent se sécher à ses rayons. L’air misérable des habitans forme un triste contraste avec la richesse de cette nature prodigue de ses dons. Les souffrances sont écrites sur leurs joues amaigries, sur leur teint bilieux, ravagé par les fièvres périodiques. Une chemisette de toile de couleur, mal attachée autour du cou et laissant voir dans l’entrebâillement une partie de la poitrine, un pantalon de cotonnade bleue d’une largeur démesurée, un long bonnet de peau d’agneau, plus souvent une calotte de feutre grossier, composent leur accoutrement. Pour quelques-uns, le costume se complète d’une sorte de robe longue, fendue sur les côtés et serrée à la taille par un lambeau d’étoffe ou une simple corde. Un morceau de cuir brut, retenu au-dessous du pied par un système de ficelles des plus primitifs, leur tient lieu de chaussure : encore est-ce là un objet de luxe interdit à la plupart des piétons. Quelques-uns de ceux que nous rencontrons portent sur l’épaule une rangée de poulets alignés aux deux extrémités d’un énorme bâton. Ce sont des paysans qui vont vendre leurs denrées au bazar de Recht; ils ne semblent guère plus fortunés que les autres.

La forêt s’épaissit peu à peu. Aux mûriers nains succèdent des arbres géans; un fouillis de ronces envahit le sol; en l’air, les lianes, s’accrochant aux branches, tissent en tout sens d’impénétrables rideaux de verdure. Les vignes sauvages s’enroulent, en se tordant comme des serpens, autour des ormes, grimpent, retombent en festons, s’élancent d’un arbre à l’autre et semblent autant de ponts suspendus jetés sur ces fourrés infranchissables. Pourtant cette forêt a ses habitans. De temps en temps, un village, fait de branchages et de boue, montre dans une éclaircie une agglomération de huttes fantastiques, dont les toits, démesurément allongés, paraissent faits pour abriter une race de cyclopes.

Je mourais d’envie de visiter quelques-unes de ces étranges demeures. J’en fis la proposition à mes compagnons. « Soit, me dit le général; mais, si vous ne voulez pas être dévoré par les chiens, faites votre provision de pierres. » Le conseil était bon. Sept ou