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de cet honneur ruineux par un don volontaire. Cette fois la lettre du gouverneur arrivait trop tard. Le shah avait promis de se rendre à Enzeli, où la flotte russe de la Caspienne lui préparait une réception triomphale. Il accepta le cadeau, mais persista dans sa résolution. Mady-ed-Doolè, effrayé des conséquences de sa conduite, dépêcha sur la route une armée de travailleurs. Il eut beau faire, le shah, qui venait de partir, trouva le chemin dans un état déplorable : en plusieurs endroits, son cheval enfonçait jusqu’au poitrail.

La destitution du gouverneur suivit de près. Une révocation de ce genre entraîne d’ordinaire la confiscation. Mady-ed-Doolè dut restituer les 40,000 tomans et fut dépouillé, pour l’exemple, d’une partie de sa fortune. On pourrait croire que l’argent du prévaricateur fit retour à la province et fut appliqué aux besoins de la route. Nullement; le roi une fois réinstallé dans sa bonne ville de Téhéran, il est clair que la route redevenait inutile. Le Ghilan eût été pillé de fond en comble par son gouverneur que le principe n’eût pas subi d’autre application : l’argent volé aurait été confisqué au profit du roi. Le shah étant, en droit comme en fait, maître absolu de la vie et des biens de tous les Persans, en cas d’exaction lui seul est lésé, puisque c’est lui qu’on vole dans la personne de ses sujets; en rentrant dans la poche du souverain, l’argent de la province retourne donc à son possesseur naturel. Tous les Persans vous diront que cette démonstration a la limpidité d’un théorème de géométrie.

Des ordres ultérieurs furent pourtant donnés pour l’arrangement de la route. Au quinzième farsak, l’argent manqua, et il ne fut plus question des travaux. Il en résulte que pendant une partie de l’année les communications sont à peu près interrompues entre le Ghilan et la capitale. L’hiver dernier, une caravane partie de Redit en février n’a pas mis moins de trente-cinq jours pour se rendre à Cazbin. La distance n’excède pas 160 kilomètres, — le trajet de Paris à Châlons. D’autres muletiers moins heureux ont dû abandonner leurs charges au milieu des neiges pour sauver au moins leurs mulets. A leur retour, ils trouvaient place nette : les loups avaient mangé jusqu’au savon. Pour les colis volumineux, le transport est littéralement impossible avant le printemps. Les caisses s’entassent à Recht souvent dès la fin de l’automne; quelques-unes n’arrivent à Téhéran qu’en juin et même en juillet. Quand je songe aux difficultés que j’ai trouvées moi-même, au mois d’avril, dans la partie montagneuse, j’en suis à me demander comment des mulets porteurs de lourds bagages peuvent franchir sans accidens certains points de l’Elbourz. Les notes suivantes, que je détache de mon carnet de voyage, donneront du reste au lecteur une idée du trajet.