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temps et a vu que la mesure était pleine, que son moment était venu. C’est pourquoi tu vas disparaître, toi, ô aigle, et tes ailes horribles, et tes ailerons maudits, et tes têtes perverses et tes ongles détestables[1], et tout ton corps sinistre, afin que la terre respire, qu’elle se ranime, délivrée de ta tyrannie, et qu’elle recommence à espérer en la justice et la pitié de celui qui l’a faite. »

Les Romains sont jugés ensuite, jugés vivans, et exterminés sur place. Alors le peuple juif respirera ; Dieu le conservera en joie jusqu’au jour du jugement.

On ne peut guère douter d’après cela que l’auteur n’ait écrit sous le règne de Nerva, règne qui parut sans solidité ni avenir, à cause de l’âge et de la faiblesse du souverain, jusqu’à l’adoption de Trajan (fin de 97). Nous ne prétendons pas que les combinaisons qui précèdent aient tout à fait la même certitude que celles qui fixent la date de l’Apocalypse de Jean à l’an 68 ou 69[2] ; mais plusieurs points sont indubitables, et suffisent pour qu’on ait droit de ne pas s’arrêter à quelques singularités. Les six Jules et les trois Flavius sont caractérisés avec une évidence absolue. Le livre est donc postérieur à la ruine de la maison flavienne. D’un autre côté, il est antérieur à la grande restauration de l’empire par Trajan. Passé le mois de janvier 98, l’opinion de l’auteur sur la prochaine dissolution de l’empire ne se comprendrait plus. Un autre trait remarquable est celui-ci. L’auteur insiste à plusieurs reprises sur cette circonstance qu’Esdras a sa vision trente ans après la ruine de Jérusalem. Appliquée au véritable Esdras, cette assertion constituerait un grossier anachronisme. L’auteur veut sans doute signifier par là que trente ans à peu près s’étaient écoulés depuis la catastrophe de l’an 70.

L’Apocalypse de l’an 97, comme l’Apocalypse de l’an 68, est donc un cri de haine contre Rome. Toutes deux répondent à des momens de crise où les personnes étrangères aux secrets de la politique purent croire que l’empire, dont elles ne voyaient pas

  1. Les ongles de l’aigle sont sans doute les légions par lesquelles il tient l’Orient et l’Occident.
  2. La principale difficulté se tire des versets XII, 17, 20, 29. On peut supposer que dans le texte primitif il y avait ἐξ ϰαὶ ἐξ, notation qui aura paru singulière et qu’on aura bien vite changée en δώδεϰα. L’idée très ingénieuse de M. Volkmar consiste à compter par paires d’ailes. Les systèmes d’après lesquels chaque aile représente individuellement un souverain ne sont pas soutenables ; jamais, dans les combinaisons relatives aux ailes qu’imagine notre voyant, il n’y a de nombres impairs, comme cela a lieu dans les combinaisons relatives aux têtes, ce qui prouve qu’il faut toujours prendre les ailes deux à deux. Les deux ailes correspondantes composant une même force, il est naturel que l’auteur ait adopté la paire comme unité symbolique. Une aile seule, sans sa parallèle, eût été, pour désigner un souverain, une image peu conforme à l’espèce de logique qu’observent ces visionnaires au milieu de leurs plus étranges fantaisies.