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une machine qu’on démonte pour en faire jouer les principaux ressorts. Le langage n’est pas un instrument assez précis pour suffire à cette tâche difficile, et la pointe s’en égare à chercher des distinctions subtiles où les mots ne représentent plus des idées. Cependant, si l’on voulait essayer de marquer ce qui a dominé chez Dickens, on pourrait peut-être dire que ç’a été l’imagination humoristique. On a vainement tenté de définir l’humour, et l’on n’y réussira jamais, parce qu’il y a autant de genres d’humour que d’écrivains. L’humour de Sterne en effet diffère essentiellement de celui de Fielding, et l’humour de Fielding n’a rien de commun avec celui de Charles Lamb. Pourtant ce sont tous des humoristes, mais chacun d’eux l’est à sa façon. Il en est de même pour l’auteur de Martin Chazzlewit. On lui a, il est vrai, refusé l’humour, et quelques représentans de la critique nouvelle ne semblent guère lui accorder que le comique grotesque ou bouffon ; mais, si c’est être humoriste que d’apercevoir entre les choses des rapports qui ne sont pas apparens pour en tirer des effets imprévus, plaisans, touchans ou dramatiques, qui a mieux mérité ce titre que Dickens? On dira peut-être que ce n’est là qu’une partie de l’humour, mais c’est la plus grande, et il est certain que Dickens y reste sans rival. C’est ce qui explique son succès, et c’est ce qui peut faire comprendre pourquoi il a échoué dans les sujets où sa faculté principale lui nuisait au lieu de le servir. Ainsi la passion par excellence, l’amour, ne lui a rien inspiré qui s’élevât au-dessus du médiocre. De même les caractères simples lui échappent en général. Ses héros et ses héroïnes du second plan n’ont aucune personnalité distincte : ils ressemblent trop au reste des hommes pour l’intéresser beaucoup, et il ne s’y arrête qu’à regret. De même encore ses paysages sont puissans, mais fantastiques; ses descriptions de maisons et de rues ont une vie intense, mais elles sont si tourmentées qu’on souffre presque en les lisant. Au fond, Dickens n’est pas un conteur, et l’on dirait toujours qu’il y a une lutte perpétuelle dans son cerveau entre l’imagination pure qui lui fait concevoir les êtres et les objets et la fantaisie qui les lui présente avec un relief comique extraordinaire. Là était sa puissance, et en même temps sa faiblesse. Il le savait bien lui-même, et, Bulwer lui ayant un jour demandé, tout en le louant beaucoup, s’il ne craignait pas d’avoir outre-passé les bienséances de l’art, il lui répondit qu’il y avait une telle jouissance pour lui à voir les choses sous un côté plaisant, qu’il caressait cette infirmité de son esprit comme on caresse un enfant gâté. Il sentait qu’il tombait parfois dans la caricature, le déplorait, et recommençait bientôt. Voilà pourquoi, si le romancier est chez lui incomplet, l’humoriste reste incomparable.