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remarqué que vers 1855 Dickens, moins confiant dans sa verve, prit l’habitude de jeter sur un cahier de notes les idées, les plans, les expressions, les comparaisons, les noms et les titres qui se présentaient à son esprit et qu’il craignait d’oublier. Ce serait alors qu’il aurait senti le premier coup que l’âge et la fatigue portent à la faculté d’imaginer. L’atteinte fut légère, il est vrai, et presque insensible; on peut dire toutefois qu’un certain souffle a manqué à tout ce qui a suivi les Temps difficiles. Il y a dans la Petite Dorrit nombre de scènes touchantes et de personnages admirables, de même qu’il y a bien de la grâce et de l’observation comique dans les Grandes Espérances, et pourtant l’intérêt est moins soutenu; on se sent moins ému, moins charmé, moins étreint. A tout prendre, c’est là qu’est la limite en-deçà de laquelle se trouve le meilleur de Dickens. Au reste, il avait depuis longtemps prévu le cas où les sources de l’imagination tariraient en lui, et il s’y était préparé en se faisant éditeur de recueils publiés sous sa direction. A celui des Household-Words en avait succédé un autre qui porte pour titre : All the Year Round. Dickens avait même écrit pour les enfans une Histoire d’Angleterre bien célèbre, et qui, chose rare, ne passait pas par-dessus la tête de ses petits lecteurs; mais il n’était pas destiné à survivre à son talent. Quand il revint d’Amérique, il n’avait plus beaucoup de temps à rester sur la terre, et ce temps il l’abrégeait encore par des lectures publiques. Peu à peu le cercle des amis et des parens se resserrait autour de lui ; son père et sa mère étaient morts ainsi que sa sœur et ses quatre frères; plusieurs amis avaient déjà disparu; de ses enfans, ceux s’étaient mariés, deux étaient morts, et il lui fallait se séparer des autres. Le départ de son fils cadet, qui allait en Australie rejoindre un frère aîné, fut particulièrement sensible à Dickens. La lettre que, fidèle à son habitude, il remit à ce jeune homme en le quittant mérite d’être citée, car elle montre l’auteur sous un nouveau jour.

« Je vous écris ce mot aujourd’hui parce que votre départ me préoccupe beaucoup et que je désire vous laisser de moi quelques paroles d’adieu que vous puissiez méditer de temps en temps à vos momens de tranquillité. Je n’ai pas besoin de vous dire que je vous aime chèrement et qu’au fond du cœur votre départ me cause beaucoup, beaucoup de peine; mais cette vie est à moitié faite de séparations, et il faut savoir supporter ces tristesses. Ce qui me console, ce que je crois fermement, c’est que vous allez commencer le genre de vie auquel vous êtes le plus propre... Je vous exhorte donc à persévérer jusqu’au bout dans la détermination de faire aussi bien que vous le pourrez tout ce que vous aurez à faire. J’étais moins âgé que vous ne l’êtes maintenant lorsque j’eus pour la première fois à gagner mon pain, et à le gagner avec résolution,